Interview de Stéfanie Delestré – 19 juin 2025
Née en 1945, sous l'impulsion de Marcel Duhamel, la collection mythique de Gallimard doit son nom à Prévert et son succès à la qualité de ses auteurs. Le catalogue a permis aux Français de découvrir une Amérique souvent urbaine et des héros "durs-à-cuire" en lutte contre la corruption et le crime organisé. Menacée de disparition à la fin des années soixante-dix, elle est aujourd'hui dirigée pour la première fois par une femme: Stéfanie Delestré.
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®F Mantovani GALLIMARD |
LG: En 2017, vous êtes la première femme à la tête de la Série noire. Comment avez-vous vécu cette nomination et comment avez-vous assumé l'héritage très masculin de la collection?
Stéfanie Delestré: Ce n'est pas du tout un angle sous lequel j'ai abordé cette fonction. Je ne me suis pas posé la question de savoir si j'étais une femme parmi les hommes. En tout cas pas tout de suite. Mais en fait, ça ne fait pas vraiment de sens. Il y a eu cinq directeurs de collection, donc en fait, un nombre assez restreint, et j'avais simplement l'impression d'être la cinquième. Et oui, la première femme. Ma légitimité vient de ce que j'avais déjà réalisé. Avec Jean Bernard Pouy, j'avais dirigé "Le Poulpe". J'ai travaillé chez Albin Michel. Bien avant ça, j'avais fait "Shanghai Express" avec mon collègue Laurent Martin, une revue consacrée au polar. J'avais également écrit une thèse sur les origines du roman noir, indissociable d'une bonne connaissance de ces premiers auteurs qui sont presque tous à la Série noire. Je connaissais très bien le fond. J'avais aussi déjà rencontré une grande partie des auteurs français, que ça soit Jean-Bernard Pouy, Marc Villard, Elsa Marpeau ou Antoine Chainas. J'avais plutôt l'impression de me retrouver à un endroit où je connaissais tout le monde.
SD: En fait il m'a fallu huit ans pour m'emparer de la cause des femmes à la Série noire. En tant qu'autrices, elles sont assez rares et beaucoup plus présentes en tant que traductrices. Oui, c'est vrai que ça a été le choix. J'avais une nouvelle possibilité avec cette collection de classiques qui était de mettre à l'honneur des romans de femmes. Et il y en aura deux autres en novembre. Un de Dolores Hitchens dont le titre de la première traduction s'appelait "Facteur triste facteur", et que j'ai rebaptisé "Factrice, triste factrice". Parce que c'est un roman raconté du point de vue d'une femme, et c'est la seule des cinq qui adopte ce point de vue. Le deuxième de Marty Holland s'appelait le Resquilleur. On lui a redonné le titre de la traduction originale, "L'ange déchu", un roman à la James Cain. Et j'ai demandé à Natacha Levet, qui est spécialiste du Roman noir français, et Benoît Tadié, spécialiste du roman américain, avec qui je travaille beaucoup, un petit livre sur les femmes de la Série noire. Un travail d'universitaire qui s'adresse à des non universitaires, sur les autrices de la période Duhamel, les traductrices et les agents.
LG: Petit paradoxe de la Série noire, Duhamel ambitionne de décrire le réel et commence avec Peter Cheyney et James Hadley Chase, deux Anglais qui racontent une Amérique dans laquelle ils n'ont jamais mis les pieds. On touche au cœur de ce qu'est la littérature: un mensonge acceptable et séducteur. Aujourd'hui, avec Marin Ledun et Caryl Férey, est-ce qu'on n'est pas aux antipodes de cette posture?
SD: Au risque de vous contredire, Caryl Férey dans "Grindadrap" invente un personnage de plongeur d'une vérité hallucinante alors qu'il a une angoisse existentielle de la mort en apnée. C'est sa hantise première. Comment est-il capable de nous écrire un roman dont le personnage principal est si loin de lui en étant si crédible? Je me suis arrêtée de respirer pendant les moments où le personnage est au fond de l'eau. Pour revenir à Chase, c'est une Amérique fantasmée. La Série noire, c'est aussi une littérature de divertissement. On se divertit et en même temps on tombe sur des bouquins qui éclairent la réalité du monde. Que ce soit l'histoire du gangstérisme américain ou la prohibition et la corruption. Après c'est vraiment un travail littéraire. Marin Ledun est le premier à le dire. Quand il fait "Leur âme au diable" sur le lobby du tabac, il incarne à travers des personnages une réalité qui est celle des lobbyistes et du libéralisme aujourd'hui. Il le dit très bien lui-même: "j'ai fait œuvre de littérature parce que j'ai inventé des personnages que j'ai mis en scène mais je n'ai pas fait la moindre enquête." Il a lu trois ou cinq bouquins documentaires et les enquêtes qui ont été faites par des journalistes mais son propos ensuite, c'est de trouver et d'inventer une intrigue et de mettre en scène des personnages.
LG: Restons dans le domaine français. On vient d'évoquer Marin Ledun et Caryl Férey. Va-t-on revoir DOA, Antoine Chainas ou Elsa Marpeau?
SD: Oui, bien sûr, le dernier roman paru d'Elsa Marpeau, il y a peut-être trois ans maintenant dans la Noire, s'appelle "L'âme du fusil". C'est un roman magnifique, une histoire d'un père et d'un fils qui est quand même assez loin d'un polar. C'est la raison pour laquelle il me semble plus judicieux de la publier dans la Noire. Elsa est scénariste et elle a moins de temps mais on s'est vu récemment et elle revient. Et DOA travaille depuis assez longtemps sur un roman qui sera publié en blanche. Il est susceptible de revenir en Série noire dès qu'il en aura fini avec ce projet-là. Et Antoine? Eh bien Antoine, il est censé me remettre un manuscrit bientôt. Grand retour aussi d'Ingrid Astier en octobre. On va retrouver son personnage de la brigade fluviale de "Quai des enfers" qui devient un tireur de haute précision.
LG: Côté étrangers, les Américains côtoient désormais des écrivains venus d'ailleurs, comme Nesbo le Norvégien, Dolores Redondo, l'Espagnole ou encore le Sénégalais Macodou Attolodé. D'autres voix à venir?
SD: Dolores Redondo, nous a été apportée par Marie-Pierre Gracedieu qui l'avait publiée d'abord chez Stock. Comme autre voix, il y a celle magnifique de Saïd Khatibi avec "La fin du Sahara". C'est un écrivain algérien qu'on a publié au mois de mars, et vraiment c'est formidable. On a une nouvelle voix espagnole en la personne de Marto Pariente qui a un univers western noir. Une voix vraiment intéressante un peu "tarantinesque" sur les bords. En fait je suis toujours à la recherche de nouvelles voix, féminines bien sûr. Et il y en aura aussi en janvier prochain.
LG: Coût du papier, lectorat en baisse, sur un plan strictement comptable, comment se porte la Série noire?
SD: La Série noire est hyper visible, c'est incroyable en fait. Vraiment, je tourne beaucoup en librairie et je rencontre des gens qui me disent découvrir la collection via les classiques, et y compris avec les grandes figures dont on a parlé (et on n'a pas parlé de Déon Meyer, par exemple…), mais en fait, il y a des auteurs qui attirent beaucoup l'attention. Et ça, c'est vraiment super. La Série noire va vraiment bien. Si le secteur du polar est plus à la peine c'est parce que la mode est davantage à la "romance". Mais c'est vrai pour tout le monde, pas simplement pour la Série noire.
LG: Après les festivités de l'anniversaire, au-delà de 2025, quel projet vous portez pour la collection?
SD: Faire en sorte que la collection existe de façon solide, rester une référence, être toujours aussi fidèle à nos auteurs, redéployer notre activité du côté de la BD. Il y a eu des compagnonnages formidables pendant des années qu'on a un peu perdus. J'aimerais évidemment voir émerger plus de femmes, rééquilibrer si possible le catalogue. Et trouver des plumes qui soient à la fois sensibles au divertissement et à la curiosité des lecteurs pour le monde qui nous entoure, sans trop les raser. (rires) J'ai arrêté de boire de la bière de supermarché après avoir lu "Free Queens" de Marin Ledun. Bon voilà, chacun tire les leçons de ses lectures, s'il a envie ou pas de le faire.