Ray Bradbury, qui vient de publier ses Chroniques martiennes et commence à avoir une certaine notoriété en tant qu’auteur de SF, débarque à Dublin en 1953 appelé par John Huston pour y travailler au scénario de "Moby Dick". Il découvre alors que l’Irlande est vraiment verte, d’un vert extraordinaire, de toutes les nuances, de toutes les teintes du vert. Un malencontreux coup de vent ramène les nuages et la pluie, à peine a-t-il touché terre.
L’écrivain américain poursuivra ce fantôme vert six mois durant, se demandant souvent ce qu’on peut attendre de bon d’une île grande comme une chiure de mouche où il pousse plus de champignons que d’enfants, d’une terre écrasée par l’Église que Dieu s’est usé les yeux à trop vouloir observer de près et que ses habitants le pressent d’abandonner avant qu’elle ne sombre corps et âmes.
Pour échapper aux lubies cruelles ou loufoques de Huston, monstre du septième art et tyran domestique que ses voisins appellent ironiquement "Sa Majesté", il fréquentera de plus en plus assidument le pub d’Heeber Finn où l’attend une équipe de joyeux drilles. C’est là que le visiteront les fantômes de Melville et de la baleine blanche.
C’est là qu’il découvrira l’Irlande de son cœur, cocasse et goguenarde, et quelques emblématiques figures : Hoolihan et Doone, érigeant en sport national le sprint vers le pub, pour échapper à l’hymne quand le mot "fin" s’inscrit sur l’écran du cinéma local, et qu’un jour l’image charmeuse de l’actrice Deanna Durbin a figé sur leurs sièges; Lord Kilgotten, enterré dans un cercueil fait de caisses de vin portant encore les étiquettes des crus les plus prestigieux, qui convie tout le comté à une monumentale beuverie le jour de ses obsèques; ou encore McGillabee dit le Môme, nabot de 46 ans que sa sœur exhibe comme un bébé pour demander l’aumône dans les rues de Dublin, et qu’il retrouve un jour dans un bistrot, sirotant son gin. Fantastique, surréelle Irlande…
Six mois durant, Bradbury traquera sa baleine, persécuté par Huston et par une châtelaine célébrée pour avoir inventé les lits musicaux, poursuivi par des spectres langoureux peut-être sortis de ses propres œuvres, cherchant désespérément le vert irréel entrevu un court instant le jour de son arrivée.
"La Baleine de Dublin", chronique tendre, épique et burlesque de cette aventure, se lit aussi comme un récit initiatique. C’est en Irlande que Bradbury apprend que son pays, qui vient de lui accorder un important prix littéraire, le reconnaît maintenant comme un authentique écrivain et plus seulement comme l’auteur d’histoires de Martiens destinées aux adolescents. C’est en Irlande encore qu’entre Melville et Huston il est rentré en pleine possession de son génie. C’est en Irlande surtout qu’il a rencontré l’humanité, puérile, touchante et sublime.
"La Baleine de Dublin" est le troisième volet d’une autobiographie-fiction qui commence avec "La solitude est un cercueil de verre" réédité cet automne par Denoël dans sa collection "Sueurs froides". Le livre est un hommage aux grands classiques du roman noir américain, une enquête au cœur de la vieille station balnéaire de Venice en Californie baignant dans une inquiétante étrangeté où il est difficile de démêler le fantasme de la réalité.
Dans "Le Fantôme d’Hollywood", le deuxième volet, le maître de la SF avait poursuivi son autobiographie fiction en jouant avec d’autres codes, après le polar, l’horreur, l’humour et la satire, finement dosés. Embauché à Hollywood pour y écrire le scénario d’un film d’épouvante, le narrateur, dont le bureau jouxte un cimetière, y rencontrait le spectre d’un ancien patron des studios, puis toute une cohorte de monstres qui semblaient échappés des films de genre.
Retour à l’actualité avec l’adaptation en BD du célèbre Fahrenheit 451 porté à l’écran en 1966 par François Truffaut. Le jeune dessinateur espagnol Víctor Santos, qui travaille aussi pour Marvel et DC, livre une adaptation somptueuse de ce chef d’œuvre dystopique de Bradbury qui confirme combien cette histoire résonne puissamment avec notre présent: pourquoi les livres sont-ils si dangereux? Et pourquoi certaines personnes sont-elles prêtes à mourir pour eux?
La solitude est un cercueil de verre – Ray Bradbury – Traduit de l'Américain par Emmanuel Jouanne – Denoël, Sueurs froides – 368 pages – 22€ - ***
Le Fantôme d’Hollywood – Ray Bradbury – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alain Dorémieux – Denoël, Empreinte – 437 pages – 16,50 € - ***
La Baleine de Dublin – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Collon – Denoël, Empreinte – 402 pages – 16 € - ***
La Baleine de Dublin – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Collon – Denoël, Empreinte – 402 pages – 16 € - ***
Fahrenheit 451 – Víctor Santos – D’après le roman de Ray Bradbury – ActuSF, Ithaque – 160 pages – 19,90 € - ****
François Rahier