Quand il meurt d'une pneumonie le 26 mars 1959 à La Jolla en Californie, Raymond Chandler laisse les quatre premiers chapitres d'un roman intitulé "The Poodle Spring-s Story". Trente ans plus tard, il fallait un chandlérien aussi inconditionnel que Robert Brown-Parker, auteur d'une thèse de doctorat sur le détective privé dans les romans de Hammett, Chandler et Ross McDonald, pour tenter d'achever cette aventure de Philip Marlowe. De Robert Brown Parker mort en 2010, on connaissait les romans traduits pour la Série noire et Mazarine dont le héros, Spenser, au nom aussi élisabéthain que le Marlowe de Chandler, est un détective privé sentimental officiant à Boston.
Dans "Marlowe emménage" publié par Gallimard sous la double signature Chandler/Parker, le détective a épousé Linda Loring, la milliardaire rencontrée dans "The long Goodbye" (Sur un air de navaja). Parallèlement à ses problèmes conjugaux tout neufs, il enquête à la demande d'un directeur de casino sur l'évaporation d'un mauvais payeur. La correspondance de Chandler (publiée en deux tomes chez Bourgois) nous renseigne utilement sur la perception qu'il avait de son œuvre.
On y apprend par exemple ses difficultés à bâtir une intrigue et son plaisir à construire les parties dialoguées. Parker s'acquitte assez bien de la tâche. L'histoire de ce photographe bigame est suffisamment biscornue pour que Chandler en soit l'auteur et l'enchaînement des répliques est parfait. Marlowe agit conformément aux quatre premiers chapitres de Chandler. Ce n'est pas le Marlowe de 1939, celui du Grand Sommeil, dur, cynique, et légèrement paniqué par les femmes au point de déchirer sa literie quand la dangereuse Carmen Sternwood s'offre à lui ou celui qui "a peur de toucher" la troublante Merle Davis en 1942 dans "La grande fenêtre", non, le Marlowe que nous découvrons-là, achève l'évolution amorcée en 1952 quand Chandler a pris conscience que le côté "dur" de son personnage "devenait affecté".
Sans nous priver de son regard désabusé sur le monde, Marlowe dans "The long Goodbye" éprouve des sentiments qui le fragilisent davantage. Chandler avait de l'avance. En transformant une intrigue secondaire en intrigue principale (le titre français est éloquent), Parker adoube Marlowe au sein du fief des héros contemporains de romans noirs, où les détectives nous destinent une chronique détaillée de leurs désastres conjugaux.
Marlowe emménage – Parker/Chandler – Gallimard (1990) - ***
Lionel Germain