"Tous deux faisaient face à un miroir et c'est dans son eau grise qu'ils se regardaient." (Simenon – "Pietr le Letton")
L'inspecteur Avril m'avait prévenu. C'était une mission difficile. Il avait disparu depuis seize ans et aucune enquête n'avait permis de retrouver sa trace. Même un cadavre aurait soulagé la conscience des vieux briscards de la PJ, mais rien. On m'avait abandonné dans un bureau au centre duquel trônait un poêle en fonte éteint depuis la fin de la guerre. Sur les étagères métalliques, on avait rangé les 102 dossiers importants dont s'était occupé le commissaire avant de s'évaporer dans la nature. Cela représentait des milliers de pages à éplucher pour y dénicher un indice. Les collègues avaient planqué jour et nuit à Meung-sur-Loire devant la petite maison qu'il avait achetée pour sa retraite. Le jardin que sa femme entretenait avec amour était devenu une véritable jungle et les copains de bistrots avaient perdu la mémoire. À quand donc remontait la dernière partie de cartes? Je ne l'avais personnellement jamais rencontré et je n'avais de lui qu'une idée assez floue colportée par la rumeur. La légende, devrais-je dire.
Les inspecteurs Boileau et Narcejac (1) prétendaient que "sa démarche ne relevait pas de la logique parce que le coupable obéit (…) à une inclination puissante et informulable, tressée d'instinct et de liberté." Francis Lacassin (2) , le divisionnaire, soulignait "son insatisfaction de livrer à la répression judiciaire un coupable qu'il considère comme une victime". Drôle de flic! Tout le monde insistait sur son côté humain et j'avais du mal à imaginer qu'il pût être l'objet d'une vengeance. Malgré tout, j'aurais dû logiquement commencer par feuilleter les rapports les plus récents. Cette affaire avec M. Charles par exemple qui datait de 1972. Et puis j'éprouvais soudain le sentiment qu'il me fallait négliger les indices matériels pour composer avec l'épaisseur du personnage. Ma main attrapa le dossier qui inaugurait la série. Pietr le Letton. L'affaire proprement dite eut lieu en 1929 et le commissaire, qui avait 45 ans, officiait à la première brigade mobile. J'éludai les contingences de la chronologie et m'enfonçai dans la genèse du mythe.
Pietr le Letton était un criminel international. Il avait un frère jumeau, Hans, auquel il confiait toutes les basses besognes et qu'il torturait mentalement. Un jour, Hans tua Pietr et tenta de prendre sa place. Mais Pietr était un intellectuel et Hans un vagabond. Et le commissaire ne traquait pas un assassin, il traquait ses métamorphoses. J'étais fasciné par cette découverte. Le commissaire lui-même épousait peu à peu les contours de cette ombre après laquelle il s'épuisait. Il aurait pu l'arrêter cent fois mais il préférait mettre ses pas dans les siens, fréquenter les mêmes bars et s'enivrer du regard aux mêmes reflets d'absinthe. Parfois, il s'en défendait, prétendant qu'il s'agissait d'un jeu et que son personnage était "tout extérieur". Mais ça ne tenait pas. On ne joue pas avec sa vie.
Et c'est ainsi que nous nous retrouvâmes du côté de chez Swann, à Fécamp. Mme Swann possédait une villa tout près du casino. Pietr était son mari. Il n'était plus alors letton mais norvégien, s'appelait Olaf et naviguait en qualité de second officier. Le commissaire ne savait pas tout encore de ces destinées qui s'entrecroisaient, Hans et Fedor Yourovitch le vagabond, Pietr et Olaf Swann. Il ne voulait pas prendre mais comprendre. Ne pas rester insensible au désarroi de madame Swann surprise dans la tiédeur de sa villa. Pour cela, il fallait trouver la "fissure" de Hans. C'était la théorie du commissaire. "Le moment, autrement dit, où, derrière le joueur apparaît l'homme". Et il était allé jusqu'au bout. Jusqu'à cette plage où Hans avait donné rendez-vous à Berthe Swann pour en finir avec tous les fantômes du passé. Le commissaire avait joué le rôle du destin en empêchant le crime. Ensuite, Hans et lui s'étaient retrouvés à l'hôtel. Hans avait raconté son drame. "Ils étaient en robe de chambre tous les deux. Ils avaient partagé les bouteilles de rhum…".
Je connaissais la fin d'une autre histoire. Le commissaire ne confondait pas les coupables, il se confondait avec eux. Dès cette première enquête, il avait suffisamment mêlé les signes pour qu'on perdit sa trace. Alors, un jour de février 1972, il avait pris sa femme par la main et tous deux s'étaient enfuis à travers le miroir.
(1) Boileau et Narcejac – "Le Roman policier" (Que Sais-je?)
(2) Francis Laccassin – "Mythologie du roman policier" (10/18)
Tout Maigret – Simenon – Omnibus - 10 volumes - environ 1000 pages par volume – 28€ le volume - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest dimanche – avril 1988