L'univers s'est peut-être organisé autour d'une vibration dont l'écho nous revient sans cesse. Prenons Good Bait, le thème composé par Tadd Dameron. Après la malice de Dizzy Gillespie en 1945, le souffle juvénile de Miles en restitue la cadence quelques années plus tard, puis la surprenante main droite de Nina Simone, sans le chant, avant la voix grave de Dexter Gordon. Chez John Harvey, la musique, et plus précisément le jazz, est le moyen de trouver le tempo intime des personnages.
Depuis la disparition de Resnick, ses intrigues se nouent autour de deux figures, deux tempos souvent séparés par l'âge et la géographie. Tandis que l'assassinat d'un jeune Moldave mobilise l'inspectrice d'origine jamaïcaine Karen Shields à Londres, Trevor Cordon, un vieux policier de Cornouailles est à la recherche d'une jeune fille disparue. Lui collectionne les versions de Good Bait, elle s'étourdit sur les rythmes d'Aretha Franklin.
Cordon a raté son plan de carrière et attend la retraite en traquant les ivrognes et les voleurs de moutons dans la lande. Le soir, il sirote son scotch en écoutant Mingus. Sa malédiction, c'est cette gamine toxicomane qu'il aurait pu sauver, pense-t-il, et dont la mère ivrogne lui impute la disparition. "Elle avait de l'estime pour vous". Tous les romans noirs se constituent autour de cette culpabilité, complot intime étranger à la frayeur publicitaire et tapageuse dont l'édition est si friande.
Karen, elle, s'identifie à Wallander, le héros de la série suédoise et lit Attica Locke pour tenter de comprendre les drames de l'intégration des Noirs américains. Sa médiation nous raconte l'impasse culturelle où se détricotent les rêves métissés de Londres quand Cordon est le médiateur désabusé d'un pays crépusculaire, un flic de roman comme Mendez à Barcelone. A la dernière reprise du thème, les pourris pourrissent toujours un monde qui n'en finit pas de se mondialiser, répliquant sa nuit sous toutes les latitudes.
"Ce n'était que dans les ultimes mesures que l'on entendait de nouveau clairement la trompette, malicieuse, qui gambadait autour de la dernière phrase du thème, par-dessus, par-dessous et au milieu.
Good Bait. Dizzy Gillespie All Stars: New-York City, 9 janvier."
Lignes de fuite – John Harvey – Traduit de l'anglais par Karine Lalechère – Rivages – 364 pages – 21€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 28 septembre 2014