C'est avec "Un Pays à l'aube" que Denis Lehane entreprend la chronique
de Boston à un moment clé de son histoire.
En 1918, à Boston et ailleurs aux États-Unis,
différentes factions importent les idées révolutionnaires. Les anarchistes
posent des bombes. Les syndicalistes tentent d'imposer une riposte collective
aux brutalités que subit la classe ouvrière. Les Noirs enfin, à travers la
NAACP, l'association nationale pour l'avancement des gens de couleur fondée en
1909, ébauchent une réponse à la ségrégation dont ils sont victimes. Aux colons
anglais des origines ont succédé les vagues migratoires de la moitié du
dix-neuvième siècle, des Irlandais surtout puis des Italiens, tous pressés
d'échapper à la misère de l'Europe. Les échos de la révolution bolchevique
enflamment une partie du chaudron tandis qu'en face, des intérêts déjà puissants
se coalisent pour une réponse policière d'envergure.
Lehane s'empare de ce foisonnement à travers trois
personnages. Le premier, Babe Ruth, est une légende du baseball. Une légende à
l'origine d'une malédiction puisque son départ des Red Sox de Boston en 1919
pour l'ennemi juré de New-York, les Yankees, aurait condamné le club à une
défaite perpétuelle. A côté de cette figure bien réelle, Luther l'ouvrier noir
et Danny le flic irlandais constituent les pôles d'une tragédie où
l'affrontement entre Blancs et Noirs dissimule une véritable guerre contre les
pauvres. C'est le premier chapitre du roman. Lors d'une rencontre improvisée de
son équipe avec une bande de jeunes Noirs à laquelle appartient Luther, Babe
Ruth découvre intuitivement un des pouvoirs de son clan, celui de truquer les
matches. Les Blancs qui ont ce pouvoir ne peuvent pas perdre. Babe Ruth est
tout sauf un intellectuel mais il a gardé en lui la rage des anciens pauvres
qui le pousse tout naturellement à fraterniser avec Luther. Même les joueurs de
baseball en 1918 ont des comptes à régler avec leurs employeurs.
Luther, lui, n'a plus guère d'illusion. Condamné à
la double peine: noir et pauvre, il a dû céder son emploi dans une usine de
munitions à un soldat blanc de retour d'Europe. Après une tentative de rebond à
Tulsa où il découvre l'aveuglement de la petite bourgeoisie noire contrainte de
mimer les rituels étriqués des Blancs, il finira par devenir le serviteur de la
famille Coughlin à Boston. Le père est capitaine de la police, le fils Danny
est un flic infiltré dans les organisations subversives et le parrain, un porc
bouffi de haine raciste qui n'aura de cesse de chercher à savoir ce qui se
cache derrière l'élégance polie de Luther.
Danny l'Irlandais enquête d'abord sur les groupes
anarchistes avec en point de mire l'espérance d'une plaque d'inspecteur. Fils
du patron du Boston Police Department, filleul d'une éminence grise, il aime
les filles et le whisky ce qui ne l'empêche pas de maintenir des liens ambigus
avec une amicale de flics très revendicative. La rencontre entre Danny et
Luther est respectueuse mais aucun des deux n'ignore la distance qui les sépare
et Lehane décrit habilement les processus psychologiques qui vont les
rapprocher. Si Danny l'infiltré ne partage pas la fureur idéologique de ses
cibles, il comprend néanmoins qu'on lui ment sur les finalités de sa mission.
C'est moins la sécurité de la nation qui est en jeu que les privilèges de ses
commanditaires. Les flics sont des pouilleux surexploités tout comme les Noirs qu'on
a libérés de l'esclavage pour mieux les asservir dans les États du nord. En
septembre 1919, une grève sans précédent des forces de l'ordre va plonger la
ville de Boston dans la tourmente.
Violence sociale, violence raciale, épidémie de
grippe aux effets dévastateurs, le roman traverse une série de cataclysmes
portés par l'énergie des hommes à transformer leur univers.
Un
pays à l'aube – Dennis Lehane – traduit de l'américain par Isabelle Maillet –
Rivages noir – 864 pages – 10,65€ - ****
Lionel Germain –
Sud-Ouest-dimanche – 1er février 2009