Avec
"Un Pays à l'aube", Dennis Lehane nous racontait le chaos originel,
celui des prédateurs de Boston, Irlandais, Noirs, riches et pauvres en quête
d'un territoire avant les années vingt. Son dernier roman décrit l'étape
intermédiaire où émergent les figures dominantes. Elles illustrent le passage
du gangstérisme sauvage au crime organisé.
Même
si Joe Coughlin, jeune délinquant irlandais, est le héros du livre, la figure
centrale reste celle du père, Thomas Coughlin, commissaire adjoint de la police
de Boston et père déjà malheureux de Danny, dont "Un Pays à l'aube"
nous retraçait le parcours. Comme dans les romans d'Ellroy, Thomas Coughlin est
l'interface indispensable à la restitution d'une vision globale de cette
société corrompue. Dans le nœud du système policier s'étouffe le corps social
et se délivrent les secrets des échanges pervers entre crime et pouvoir.
Joe
Coughlin débute sa carrière criminelle en 1926 par le braquage d'un tripot
appartenant à Alfred White et une romance avec la belle Emma, la maîtresse du
mafieux en question. En pleine guerre des gangs de l'alcool, le mot d'ordre est
simple: "Choisissez un camp ou une pierre tombale". Joe choisit de
faire allégeance à Maso Pescatore, le meilleur ennemi de White, pendant un
séjour au pénitencier. Une protection qui coûte à son père un certain nombre de
manquements à l'éthique policière. Promu à sa sortie pour une reprise en main
des affaires de Pescatore en Floride, Joe refuse la proposition de son frère
Danny de le rejoindre en Californie et devient un "Boss". Une autre
histoire commence avec Cuba en point de mire.
Mélodrame,
fresque historique, pétri de fièvre et de désir de rédemption, le roman de Lehane
ne manque pas de souffle. La réconciliation du père et du fils témoigne de la
volatilité des valeurs américaines, insensibles à la porosité des frontières
entre le Bien et le Mal. Danny, le premier fils a choisi le jour et la
normalité blafarde que Joe considère comme une défaite. Mais qu'on devienne
Dieu ou diable, rien ne se fait qu'à l'ombre du père. Et le grand roman
américain ne peut être qu'un roman noir parce que la Nation s'est constituée
dans le creuset d'une violence aux accents bibliques. Nocturne et criminelle,
lumineuse et justicière, elle est le terreau sur lequel des cités modernes ont
dressé leur puissance vers le ciel.
Ils vivent la nuit – Dennis
Lehane – Traduit de l'américain par Isabelle Maillet – 530 pages – 23,50€ -
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Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 14 avril 2013