Et si c'était le propre de la littérature de s'en remettre au lecteur pour accorder le réel à l'imaginaire? Le roman de Lionel Destremau installe une forêt de signes à la musicalité trompeuse et repose sur un monde privé d'assignation dont pourtant nous reconstruisons la géographie comme une évidence. Sans doute parce que rien n'est moins étranger au lecteur que cet universalisme de la guerre, cette permanence du vide et des disparitions violentes dont elle est la promesse.
Il s'agit donc de guerre, de disparition et d'enquête. Autant de leurres pour nous inciter à prendre le "polar" au pied de la lettre là où il déjoue ses propres lois d'élucidation. Lionel Destremau nous promène dans le noir. Son enquêteur s'appelle Siriem Plant, ancien flic et ancien combattant d'une guerre de positions qu'on pensait improbable. Au moment où les canons tonnent dans la plaine ukrainienne, on se gardera de souligner l'anachronisme. "Et si on avait eu le nucléaire, l'aurions-nous utilisé?"
A Carena, les autorités chargent Siriem Plant d'identifier un soldat dans le coma. D'abord hospitalisé sous le nom de Carlus Turnay, il s'avère que le patronyme ne renvoie à personne.
De même que cette guerre ne désigne pas ses agresseurs, la ville de Carena n'est pas dans vos atlas. Elle appartient au répertoire des lieux de perdition où "pulullaient les naissances illégitimes, les divorces fréquents, la prostitution, la mendicité, l'alcoolisme, en somme l'enfer sur terre."
En cherchant à reconstituer la biographie du soldat Turnay, Siriem Plant ne fréquente que des ombres aussi indéchiffrables que celle du disparu. De témoignage en témoignage, dans quelques lettres retrouvées, le reflet de Carlus se brouille encore jusqu'à cette révélation progressive d'un personnage en tension dans un environnement social où chaque victoire est un arrachement.
Et c'est vers cette autre dimension au réalisme instable et malgré tout étrangement familier que Lionel Destremau nous fait glisser avec talent.
Gueules d'ombre – Lionel Destremau – La Manufacture de livres – 432 pages – 20,90€ - ****
Lionel Germain
Lionel Germain
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