Écoutez le son amorti des trombones avant le sanglot des choristes. On dirait la mélodie des pneus d'une Cadillac sur l'asphalte mouillé de Hollywood Boulevard. "Perfidia" de Glenn Miller met la négritude en sourdine et courtise un excès de vibrato. On est en 1941, le samedi 6 décembre, l'Amérique s'apprête à découvrir la perfidie, la vraie, et le double jeu d'une nation d'abord sonnée par la violence d'une guerre surprise. Dimanche 7 décembre, les Japonais bombardaient Pearl Harbor.
James Ellroy est un démiurge. Avant lui, Los Angeles relâchait quelques vapeurs de soufre attribuées à Kenneth Anger pour le meilleur ou à Fred Otash pour le pire. "Ellroy est un casse-couilles. (…) Il m'a tout piqué pour camper un personnage de son roman surmédiatisé L.A Confidential. Le bouquin et la superproduction qu'on en a tirée ne cassaient pas des briques". C'est Otash, maître-chanteur, qui le dit mais c'est Ellroy qui parle dans "Extorsion", (Rivages).
Si on a frôlé l'overdose ("une" des magazines, tour de France surmédiatisé), on doit reconnaître que le "chien fou" est un écrivain prodigieux. Sa réécriture de l'Histoire, nécessaire, scandaleuse et tragique, supporte les vents contraires de la propagande et la monstruosité d'un casting où se bousculent les personnages réels et les comparses de fiction dans un scénario improbable.
Le roman inaugure un nouveau Quatuor de Los Angeles au cours duquel les protagonistes du "Dahlia noir" ont perdu quelques années sans pour autant nous bercer d'innocence. Dans cette chasse aux Japs, les discours officiels ne trahissent rien de l'horreur. L'Amérique est une fête foraine où les haut-parleurs braillent du Glenn Miller pendant qu'on canarde les pigeons de porcelaine.
Ellroy a vieilli. A travers la voix de la troublante Kay Lake, il maîtrise une narration plus fluide des atrocités à venir. Racisme, drogue, sexe, trahison, Perfidia… L'Amérique existe. Ellroy la réinvente sans cesse.
Perfidia – James Ellroy – Traduit par Jean-Paul Gratias – Rivages – 850 pages – 24 - ***
Extorsion – Rivages - 189 pages – 13,50€ - **
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 21 juin 2015