On s'est retrouvé à Uzeste. C'était en février 1991. On a passé l'après-midi à bavarder dans son magnifique bureau entièrement "années trente". Je me souviens d'une bouteille de Graves. De mon magnéto foireux qui couinait...
Photo éditeur Laffont |
Jean Vautrin est un homme de parole. Il aime les mots et se veut fidèle à la trace qu'ils ont laissée. Souvent, quand il a terminé une page, il la lit à haute voix à sa femme. Il faut que le verbe ait du corps, que la phrase soit éprouvée physiquement.
Après ses presque vingt ans de cinéma (sans compter ses années de scénariste) qui l'ont vu crapahuter de l'Inde à Hollywood, en passant par Cinecitta et le désert algérien le jour où une première bombe atomique signifiait au monde l'entrée de la France dans la cour des grands équarisseurs (Reggane à l'heure H), le voilà qui abandonne les leurres et les combines de la machine à fabriquer les stars pour arpenter en solitaire les chemins de la création.
De 1973 à 1983, il publie sept romans noirs qui vont contribuer au renouvellement du genre. Vautrin met en scène des personnages écrasés par une violence absurde. Celle des clapiers érigés en dépit du bon sens à la périphérie des villes, là où les âmes sont coulées dans le béton, jusqu'au jour où les murs se lézardent pour laisser s'échapper la haine et le désespoir. Haïm, le héros de "Groom" "aime tenir la porte au bonheur" mais le rêve ne préserve pas de tout.
Homme de parole, Vautrin le sera encore dans "La Vie Ripolin", fidèle à sa colère qui gronde et resplendit parce que, c'est bien connu, les chants désespérés sont d'une beauté paradoxale. On sait maintenant que cette colère n'est pas fondée sur une critique sociale mais sur une injustice plus grande encore, la naissance d'un enfant autiste. Samothrace et Charlie, Anne et Jean, n'ont pas fini d'en découdre avec la tragédie.
"La Vie Ripolin", c'est le roman d'une vie béquillée par le destin. C'est aussi une entrée remarquée en "littérature" puisque le livre obtient le Grand Prix du roman de la Société des gens de lettres en 1986. A propos de ses héros de papier, il y écrivait qu'ils sont "des gens de rien… Partis d'une patte de mouche. Des sujets malingres à qui vous venez de donner vie le matin même. Et qui, en deux, trois paragraphes, prennent du muscle, du rubicond, de la stature, galipettent pour se faire remarquer…"
Ceux qui foisonnent dans "Un grand pas vers le Bon Dieu" se feront tellement remarquer que le jury du Goncourt sera tout retourné en 1989.
Avec les aventures de Boro, reporter-photographe, on pouvait craindre ou espérer un pur divertissement. Fatigué de ses coups de gueule, Vautrin se serait complaisamment livré avec Dan Franck à un remaquillage de scénario BD pour nostalgiques des albums de Tintin.
Personne ne sera déçu, en fait. Les auteurs renouent effectivement avec la tradition du feuilleton populaire qui multiplie les péripéties, contraignant le lecteur à avaler les pages pour savoir comment le héros s'en sortira.
L'année 1936 du "Temps des cerises" est fertile en rebondissements, de la formation du Front populaire au début de la guerre d'Espagne. Boro ne se contente pas d'observer la montée des périls. Il est aussi un homme de parole. Parole donnée à la petite Liselotte comme à ses amis républicains de Catalogne. Dans ce gros livre où l'on côtoie Léon Blum, Léautaud, Chaplin et Malraux, écrit à quatre mains pratiquement selon la méthode du cadavre exquis, Boro, l'homme à la canne et au Leica, appartient autant à Dan Franck qu'à Vautrin, mais la part de Vautrin se devine dans l'ironie désabusée qui prolonge le regard de Charlie.
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche - 17 février 1991
Voici l'entretien que Jean Vautrin m'avait accordé pour SOD en 1991.
LG: Le succès des aventures de Boro après celui du Goncourt fait peut-être oublier le parcours du cinéaste Jean Herman, assistant de Rossellini, de Minelli, de Rivette, réalisateur de films comme "Adieu l'ami" ou "Jeff". Comment s'est passée la rupture avec le cinéma?
Jean Vautrin: C'est peut-être de la faute à Rossellini dans le fond. C'était un diable de metteur-en-scène qui écrivait sans scénario et quand on devenait son assistant, on se retrouvait dans la position du disciple qui suit son guru dans la rue. On récoltait sa parole pour, le lendemain, essayer de mettre à sa disposition tout ce qui était nécessaire pour le tournage. En tout cas, ce qu'il nous a appris par-dessus tout, c'est qu'il allait à l'homme. Quand j'ai fait du court métrage, et j'en ai fait quand même une trentaine, c'était formidable, j'étais l'auteur intégral de ce que je faisais et plus tard, quand est venue l'heure du long métrage, à part une première expérience qui était celle du "Dimanche de la vie", avec Raymond Queneau, j'ai commencé une carrière où je n'avais plus affaire qu'à des vedettes. J'ai eu l'impression de ne plus être moi-même, de devenir un façonnier. J'aurais pu devenir un habile façonnier mais j'appartenais à une époque qui est celle de la Nouvelle Vague. On envisageait les choses autrement. Et puis un film, c'est quelque chose de miraculeux quand on arrive à le mener à bon port. Il y a un grand décalage entre la vertu première, qui est celle des idées, et ce qu'on voit sur l'écran. Il faut tirer son chapeau aux grands créateurs comme Fellini ou Orson Welles qui, en dépit de tous les avatars financiers ou autres, arrivent à construire des œuvres originales. Non, moi, j'étais fait pour l'écriture.
LG: Vos premiers romans étaient des romans noirs.
JV: La vie a donné un coup de pouce parce qu'un enfant autistique, un enfant différent est né dans cette famille. Anne, ma femme, qui était comédienne, a dû cesser ses activités, moi j'ai dû cesser les miennes, on a habité à la campagne, on s'est réfugié dans une maison suffisamment grande pour qu'elle puisse absorber les cris incessants de cet enfant, et que le frère et la sœur qui l'accompagnaient puissent continuer à vivre normalement. Je me suis finalement retrouvé au fond d'un parc en me demandant comment j'allais gagner ma croûte. Or comme dans les contes de fée, Marcel Duhamel passe par là et me dit: "Écoute, puisque le béhaviorisme est à tous les stades du scénario, peut-être que le roman noir est ce que tu ferais de mieux". J'ai donc commencé à écrire des romans noirs. Je ne les appelle pas des "polars". Je trouve qu'il y a une consonance un peu péjorative quand on dit "polar".
LG: C'est surtout un terme commode pour éviter les étiquettes multiples: roman à énigme, roman policier, thriller…
JV: Je crois que c'est Manchette qui a inventé le mot. Dans les années soixante-dix, on s'est tourné tout naturellement vers la société. On a beaucoup parlé de la période d'implantation des "achélèmes", des grandes cités dortoirs. J'habitais à côté de Sarcelles et je voyais sortir de la terre glaise des cubes de béton qui ressemblaient à des nids d'abeilles, avec des immigrés qui prenaient le train, abrutis de fatigue et, le jour, cette torpeur étrange, ces rues vides, ces femmes qui bâillaient au balcon. On avait eu le rêve prémonitoire que c'est de là que partirait la violence et ça se vérifie aujourd'hui. J'étais aux États-Unis et les deux idéologies, marxisme et capitalisme, se fendillent complètement. Il y a des barbares qui sont en train de vivre sous terre et qui dansent déjà sur les ruines de Manhattan, et de l'autre côté, on dansera peut-être sur les ruines du Kremlin.
Je passe du coq à l'âne, mais ce qui me fait peur avec cette foutue guerre c'est que la barbarie aille si loin qu'on ne puisse plus l'arrêter. Je crois que ce sera à la fois le règne des barbares et le retour de l'ordre. Et ce retour de l'ordre me fait peur parce que ce sera le fascisme. Si on réfléchit bien, on est tous responsables. L'Europe des riches est une vieille Europe. Nous sommes des ventres.
LG: On retrouve là quelques unes des préoccupations de Boro dans cette sombre année 1936. "La Vie Ripolin", primée par une société respectable, vous fait passer du statut d'écrivain à celui d'homme de lettres. En quoi ce roman autobiographique est-il une étape importante dans votre carrière?
JV: D'abord, c'est mon dixième livre. "La Vie Ripolin", c'est un cri d'angoisse, un cri de colère par rapport à la situation des autistes. J'avais un compte à régler avec Sigmund Freud.
LG: Vous avez des mots très durs pour qualifier les agissements de l'analyste Metianu.
JV: Oui, Metianu était un escroc. Quand je pense qu'on fait tendre un billet de 200 balles à un gosse qui ne parle pas sous prétexte qu'il faut avoir un rapport avec l'argent, ça me fait hurler. Brusquement, c'est Diafoirus, c'est le Moyen-âge. J'avais vraiment envie d'être comme Charlot. Quand la police se tourne, j'avais envie de lui mettre mon pied au cul. C'est un peu ça "La Vie Ripolin", une espèce d'impertinence. Le roman que j'ai entrepris, qui s'appelle "Symphonie Grabuge" en est la continuation. J'aimerais prolonger la colère de "La Vie Ripolin" pour qu'elle nous entraîne à travers le monde, les guerres, la publicité, la babélisation qui nous pend au nez.
LG: Vautrin est un pseudonyme que vous avez emprunté à Balzac qui, lui-même, s'était inspiré du personnage de Vidocq. Idéal pour le roman noir, le pseudonyme n'est pas mal choisi non plus pour quelqu'un qui, avec Dan Franck, tente de tirer le portrait d'un demi-siècle.
JV: Je ne m'étais pas trompé. Vous avez raison, ce qui m'a fasciné, c'est le personnage balzacien. C'est un personnage étrange, Vautrin, et je compte bien écrire sa biographie un jour. Vautrin par Vautrin, ce sera drôle. C'est un policier et à la fois, c'est un forçat. C'est un type très ambigu. Cette richesse m'intéresse, peut-être parce que je n'ai pas envie de m'inscrire dans un ordre. J'ai eu également une grand-tante qui s'appelait Vautrin. Je suis alsacien-lorrain d'origine et en Lorraine, Vautrin est un nom assez courant. Je crois que dans les Ardennes, le vautrin est un sanglier. Ce côté protéiforme me plaît.
LG: Boro, le reporter du "Temps des cerises" est hongrois. Pourquoi hongrois? Par exotisme?
JV: C'est tout le principe de Boro. C'est-à-dire qu'avec Dan Franck, qui est d'origine slave et qui est juif, on a voulu un héros paradoxal. On a voulu un type qui soit beau mais qui boite, un héros fitzgéraldien d'Europe centrale, une espèce de dandy qui ressemble très fort à Billal, d'ailleurs, tel qu'il est dessiné sur les couvertures. On voulait raconter l'histoire d'un homme qui regardait le monde à travers cet œil magique qu'est le Leica. La réalité de départ, c'est celle de l'école photographique des années trente qui compte des hommes comme Brassaï, Capa, tous originaires de Hongrie. Ce n'est pas un hasard. La mèche est allumée dans les Balkans, alors qu'en France, on se croit encore peinards. Ces gens-là ont déjà vu des pogroms et ils arrivent avec un désespoir et une sensibilité à fleur de peau. Cela n'est pas sans résonance pour notre époque. Je suis d'accord pour que les gens se mélangent, ce n'est pactiser avec le diable et ça n'empêche pas les particularismes. Boro, c'est un métèque. C'est un type qui adore les voitures mais il ne peut pas conduire, c'est un homme à femmes, mais il est handicapé, et c'est malgré tout un héros. On a repris le feuilleton volontairement là où Maurice Leblanc arrête Lupin. Lupin, c'est le monocle. Fantomas, c'est la cape, nous, c'est la canne et le Leica.
LG: Comment s'est passée la rencontre avec Dan Franck, le co-auteur des "Aventures de Boro"?
JV: On s'est rencontré au Salon du livre, il y a cinq ou six ans, et il me disait son désir de taquiner le roman populaire. Moi, je lui disais mon amour des années trente et, petit à petit, est né le projet d'une collaboration. Le vin de Pauillac aidant, un compagnonnage s'est instauré. On s'est mis d'accord sur le personnage, sur le principe qui consiste à toujours partir du réel. Comme on était un peu allumé, on est allé voir l'éditeur le plus proche qui était Balland. Il a trouvé l'idée lumineuse. "La Dame de Berlin" a donc été coproduite par Balland et Fayard. La maison Arthème-Fayard a une tradition dans l'édition du roman feuilleton.
LG: C'était l'éditeur de Fantomas.
JV: Oui, Fantomas, Zévaco et bien d'autres.
LG: "Le Temps des cerises" commence en 1936, "Paris empestait les feuilles mortes". Vous êtes sévère avec la société française de cette période, qui apparaît comme un ramassis de cagoulards, de comploteurs dérisoires, inconscients des vrais dangers qui fermentent à nos frontières. Il y a peu d'éléments sympathiques.
JV: Il y a les petites gens.
LG: Qui composent un milieu mythique. Celui de la guinguette après le turbin.
JV: 1936 est une année clé en France. Pour le cinéma aussi, c'est la grande époque de Prévert, Carné, Renoir. C'est une époque où les gens se déterminent parce que brusquement, il y a une éclosion de liberté qu'on doit au Front populaire. A cette époque, on est carrément de droite ou de gauche. Boro est du côté des petites gens. Il fait une rencontre magique avec une fille du peuple qui est Liselotte, et Liselotte nous entraîne dans les mines de charbon. Mon grand-père était mineur à Bruay-en-Artois, il était socialiste en 1905, portait une lavallière et une très jolie montre en or dans son gousset, et en même temps, il allait crier dans la rue. C'était important de parler du charbon qui symbolise les premiers combats syndicaux.
LG: Boro a une éthique. Il ne vend pas ses reportages au plus offrant.
JV: Pour les choses graves de la vie, oui, il a une ligne de conduite. Il est assez chevaleresque à certains égards. Il juge aussi ses confrères et il ne se permettrait pas de donner des informations scandaleuses à n'importe qui.
LG: A propos du feuilleton, plus particulièrement de "Fantomas", Hubert Juin écrivait dans la revue "Europe": "Il n'y a pas de style mais une coulée verbale". Dans "Le Temps des cerises", la coulée verbale est parfaitement maîtrisée et on se demande parfois si on n'est pas dans le registre de la parodie.
JV: C'est un des écueils. Jouer le jeu à fond et ne pas pasticher, c'est très difficile. Il y a des moments où on se laisse aller à des clins d'œil. Charpaillez, le flic gazé, c'est un vrai personnage de feuilleton. C'était un drame de le faire mourir. On s'est longuement téléphoné avec Dan.
LG: Comment travaillez-vous tous les deux?
JV: Chacun de son côté. On scénarise assez peu. Maintenant qu'on connaît tous les deux parfaitement le personnage de Boro, les seuls problèmes qu'on a à résoudre sont des problèmes d'imagination et de forme. En fait, on travaille selon la méthode du cadavre exquis. Il y en a un qui envoie cinquante pages à l'autre et celui-là doit assumer le cadavre. C'est très fructueux parce que ça condamne à l'imagination.
LG: Avez-vous le temps de faire autre chose?
JV: J'aime bien béquiller entre des textes très courts et des flatulences d'envergure. La nouvelle me fait du bien dans la mesure où oncherche le mot juste. C'est un étrécissement permanent et c'est une école de rigueur. Mes nouvelles se vendent très bien, on les traduit à l'étranger, et je voudrais prouver, à travers la collection que j'ai prise chez Julliard, que c'est un genre fascinant et divers. Il ne faut pas oublier que Maupassant est parti d'ici, et qu'il a influencé tous les Américains qui nous renvoient la nouvelle comme un boomerang. C'est maintenant qu'on redécouvre que Marcel Aymé était un nouvelliste prodigieux. En fait, on s'était perdus parce qu'on avait confondu nouvelle et fond de tiroir.
LG: Le bonheur?
JV: Je suis quelqu'un qui n'aime pas beaucoup le bonheur. Dès l'instant qu'on est assis et qu'on dit: "Je suis heureux", c'est que déjà, on est en passe de ne plus l'être. J'aime le mouvement, la marche. Au moins, on a le courage d'avancer une patte devant l'autre et de risquer la chute. L'écriture, c'est pareil.
(Uzeste, février 1991)
Les aventures de Boro – Franck et Vautrin – Fayard – 8 volumes