Photo Claude Petit - Sud-Ouest |
Pour son cinquième roman,
Hervé Le Corre abandonne en apparence les territoires bien balisés du polar
contemporain et se lance dans un projet insensé: raconter la terreur qu’un criminel
répand sur Paris en 1870. Insensé, parce que le criminel en question est l’ami
d’un poète, Isidore Ducasse. Que le poète en question a publié à compte
d’auteur et non sans difficulté un recueil vertigineux sous le pseudonyme de
Lautréamont : Les Chants de Maldoror. L’assassin s’identifiant à la
créature du poète commet une série de meurtres abominables et un inspecteur de
police est lancé à ses trousses.
Résumé de cette façon, on a ce qu’on appelle un polar historique, un genre hybride qui vise à plaquer sur une époque, lointaine de préférence, la pensée "moderne" d’un enquêteur. Hervé Le Corre a choisi une autre voie qui prend tout le monde à contre-pied. Aussi sympathique soit-il, son inspecteur de police d’origine basque, François Letamendia, n’est pas le héros de l’histoire. Pas d’avantage qu’Henri Pujols, ce rentier exalté qui a rencontré Isidore Ducasse à Bordeaux et a juré d’incarner Maldoror. Et encore moins le poète lui-même, figure accidentelle du génie, pressé de tourner la page de son chef-d'œuvre.
Le roman s’ouvre sur une scène magnifique. Un ouvrier, Étienne Marlot, débarque à Paris au mois de janvier 1870. Il trimballe son patrimoine dans une charrette à bras. Il y a comme un affrontement démesuré entre le brouillard qui coiffe la ville et le souffle de l’homme. La nuit est tombée Place Vendôme quand il découvre le corps de la première victime de "Maldoror" pendue à l’envers à la colonne. Dès qu’elle est sur les lieux, la police ne voit pas en lui un témoin mais un suspect. Il est jeté dans une voiture, malmené, la bouche pleine de sang.
Ce chapitre d’une grande puissance descriptive donne le ton aux cinq cents pages qui vont suivre. Très soucieux de sa structure narrative mais sans complaisance pour ce "récit impossible" qui fait de l’énigme criminelle un enjeu ludique entre le lecteur et lui, l'auteur investit un moment de l’Histoire comme un point géométrique à partir duquel il distribue quelques lignes de fuite. Tout s’organise alors pour que le drame imaginé entre en cohérence avec la réalité historique.
En 1870, le régime de
Napoléon III vit ses derniers instants. La population ouvrière est sensible aux
idées socialistes et le personnage d’Étienne Marlot fréquente un
révolutionnaire. Ce pressentiment de la guerre et de la révolte des communards
est au centre du livre. Un monde est en train de disparaître, celui des
artisans et du labeur individuel. Marlot débarque à Paris parce que la
révolution industrielle jette les paysans hors des campagnes. Le peuple se
retrouve en ville, formant une classe dangereuse. Les filles se prostituent et
l’anonymat favorise le crime. Une forme nouvelle de crimes est révélée.
Aujourd’hui, on parle de "modus operandi" et Letamendia détaille
celui de Pujols non pas avec la certitude de découvrir le meurtre en série mais
avec la conscience d’avoir peut-être atteint le moment de le comprendre.
Roman ambitieux, comme une
mise en exergue du désarroi contemporain, L’homme aux lèvres de saphir est
aussi une confrontation entre l’écrivain et son œuvre dont le lecteur
découvrira le dénouement inattendu. Tout cela servi par une plume qui emprunte
sa magie autant à Victor Hugo qu’à Eugène Sue.
L'homme aux lèvres de saphir – Hervé LeCorre – Rivages – 503 pages – 9€ - ***
Lionel
Germain – Sud-Ouest-dimanche – octobre 2004
Photo David Patsouris - Sud-Ouest |
Prix Mystère de la Critique - 2005