Pour commenter le recueil de nouvelles publiées par Yan Lespoux aux éditions Agullo, on pourrait convoquer les grands Américains, tenter d'établir les connexions que ne renierait pas l'auteur, lui-même grand lecteur de cette littérature dite "noire" à laquelle il rend souvent hommage avec Hervé Le Corre. L'écrivain bordelais a d'ailleurs signé la préface, et toute son estime se rassemble en trois mots: "Tiens, un écrivain!"
Nous voici au cœur du Médoc mais jamais seul, jamais abandonné à la contemplation d'un paysage. Il y a les hommes et les femmes, ceux d'ici, et les autres. Des hommes "surnommés": "Fil de fer", la "Hyène" ou "Poil-aux-pattes". Une identité de façade ou de comportement. On y croise la vieille veuve qui pour rien au monde ne confierait son "coin aux champignons", le chasseur malgré lui qui assiste au dépeçage du chevreuil et ne se résout pas après avoir vomi à se reconnaître comme un membre de la meute.
Il y a ceux d'ici mais il y a les autres, tous les autres, les étrangers: Le Parisien, variante du Bordelais avec un gros 4x4 et des enfants surfers, le Charentais moins méprisé que l'Arabe et à peine plus côté que le Bordelais, l'écolo, un Bordelais en pire, et enfin l'Arabe à la tête de, même s'il est d'ailleurs. Ritualisé dans le soupçon comme le "Portugais" de Madrid qui a la truelle dans le sang ou Ramon, naufragé du Cantabria en 1937, qui est devenu Raymond mais qui chaque année revient à Lacanau guetter le surgissement de l'épave quand les tempêtes sont favorables.
Avec "Le premier noyé de la saison", "c'est un peu comme l'ouverture de la cabane à chichis", la baïne attend le personnage récurrent du recueil, le héros négatif indispensable à la définition du territoire et de ses frontières, cet étranger grâce auquel on réassure l'identité du lieu. On essaiera d'oublier le couillon du crû planté dans ses cuissardes "en forme de salopette", dont la baïne s'empare avec une cruauté indifférente à ses origines.
On dit que la misère est plus belle au soleil. Dicton de riches. Marin Ledun, Pascal Dessaint avec son escale landaise, ou Hervé Le Corre nous ont donné à voir et à entendre le côté grinçant du sable aquitain. Yan Lespoux nous parle même d'un "mirage" dans la nouvelle qui porte ce titre. Pour celle qui vit à l'année dans un mobile-home, la belle saison est moins longue que la kyrielle de soirs pluvieux où le RSA vient compléter les maigres revenus de la cueillette des champignons.
A travers cette galerie de personnages pas toujours très sympathiques parce que vrais, le portrait touchant de Jésus, fils de Marie et Joseph, et donc de l'esprit saint "réincarné en guitariste rythmique" un soir de bal. Jésus rêve de s'arracher du marécage grâce à sa voiturette sans permis. Du premier au dernier noyé de la saison, c'est la petite chandelle des faits-divers qui éclaire les matins du comptoir. Sud-Ouest y est le partenaire obligé des conteurs. On y puise la lumière noire des tragédies minuscules, des destins sans avenir happés par le présent, le combat trop inégal entre une voiturette et un poids lourd, par exemple… Et là, soudain, au détour d'une nécro, on se retrouve dans une photo de Félix Arnaudin, "à une époque où les gens étaient bien plus petits", à contempler la tristesse infinie de ces regards assignés à résidence dans les marais.
Presqu'îles – Yan Lespoux – Préface de Hervé Le Corre – Agullo court – 192 pages – 11,90€ - **** –
Lionel Germain