Quelque chose nous disait que le stockage de la monazite près de Bayonne, évoqué dans "L'homme qui a vu l'homme", ressurgirait dans un prochain roman. En poursuivant l'état des lieux d'un Pays basque où le calme, le luxe et la volupté sembleraient l'emporter sur la menace explosive du terrorisme, Marin Ledun exhume un scandale radioactif et malheureusement bien réel. Un détour sur la Toile confirme d'ailleurs que les terrains contaminés n'ont pas fini de produire des effets délétères, qu'en grattant le palimpseste touristique, on découvre un terreau malodorant et plutôt dangereux pour la santé du voisinage. Rien de nouveau dans le roman noir si ce n'est qu'un dossier n'entretient qu'un lointain rapport avec la littérature. Sous "la montagne d'ordures", ce qui intéresse Marin Ledun, c'est "le nid de cris réprimés" comme le suggère la citation de Soji Shimada en exergue.
Un trio de flics dépareillés, une éminence grise espagnole et une prostituée combattive animent avec vigueur ce pays de cocagne empoisonné. Simon Garnier, lieutenant à la section antiterroriste de Bayonne, n'est pas complètement étranger à la mort d'Augusti, un trafiquant de drogue dont la tête revient dans une valise s'échouer sur le rivage. C'est le commandant Axel Meyer, couleur passe muraille, qui hérite de l'affaire. On ne l'a pas choisi par hasard.
Le divisionnaire lui laisse entendre que ce serait de très mauvais goût si on liait cette affaire à celle du militant basque retrouvé mort à Bordeaux alors même que les nationalistes accusent Augusti d'avoir été le bourreau du jeune homme. Enfin, le lieutenant Emma Lefebvre, rescapée de l'attentat de Madrid, court après l'ombre portée de "l'homme qui a vu l'homme" avec le désir obscur de régler quelques comptes.
En grand manitou du crime, Javier Cruz décroche la palme. Espagnol délégué en France comme patron de l'antiterrorisme, il s'est associé à Sanchez, un trafiquant de drogue, pour mener à bien sa mission d'enrichissement personnel. Par un mécanisme intellectuel retors, il étage son activité du trafic de stupéfiant au blanchiment de ses bénéfices dans des sociétés de sécurité devenues soudain indispensables à la protection des entreprises contre le terrorisme. La boucle est bouclée. L'association entre Javier Cruz et Sanchez est un régal de pittoresque échevelé. Cruz évoluant au fil de l'intrigue du personnage corrompu au stratège éclairé qui pontifie en délivrant une philosophie scabreuse sur le marché captif des toxicomanes.
Mais le plus retors, c'est évidemment Marin Ledun dont la mécanique romanesque n'a jamais été aussi bien huilée que dans cette évocation d'une terreur instrumentalisée. Reste encore un portrait de femme, celui de Yaiza Gonzales la prostituée manipulée par tous et se rêvant maîtresse de son destin. Versant sombre d'Emma, la flic aux lumières d'orage, Yaiza Gonzales, élégante et catin rebelle, est une véritable héroïne de roman noir, partagée entre les incertitudes du bien et du mal. Cherchez la femme, a-t-on coutume de dire. Elles sont deux, marquées au fer rouge.
Au fer rouge – Marin Ledun – Ombres Noires – 464 pages – 20€ - ***
Lionel Germain
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