La série noire a mis ses habits du dimanche pour souffler les 70 bougies de la maison, une cave où l'on travaille sur le fil du rasoir les humeurs maussades, les atmosphères viciées et les remontées de bile. Après Duhamel, Soulat et Raynal, Aurélien Masson ne déshonore pas le millésime en publiant Elsa Marpeau. Quatre romans chez Gallimard. Quatre univers très différents: les urgences de Lariboisière avec "Les Yeux des morts", l'escapade sensuelle et tourmentée à Singapour dans "L'Expatriée", la dérive activiste de "Black Blocs" et ce travelling mémoriel au cœur de la France profonde pour "Et ils oublieront la colère".
L'Hermitage, quelque part dans l'Yonne, est un hameau où ne vivent plus que trois familles "parce que la terre se divise". Trois branches d'une lignée de Marceau dont une se sépare de sa propriété à cause de l'âge. L'acheteur, Mehdi Azen, est un jeune professeur d'histoire passionné par sa discipline et notamment par les "crimes d'honneur" dont les femmes furent les premières victimes à la Libération. Comme cette Marianne qu'on découvre à l'ouverture de la chasse aux collabos en 1944, une horde de justiciers aux fesses.
En 2015, c'est le professeur trop curieux qu'on assassine au bord d'un lac, et c'est la capitaine de gendarmerie Garance Calderon qui mène l'enquête. Elsa Marpeau en fait le dernier biographe des corps décomposés, une héroïne qui veut "rendre aux gens leur histoire" mais qui a sa propre mémoire aux trousses et semble "courir après les balles perdues". Avec le refoulé de la guerre en ligne de mire, l'auteure développe une vision rimbaldienne de la scène de crime, "un petit val", oxymore d'une paix meurtrière où le vert de l'herbe tendre se heurte à la violence du sang répandu. C'est aussi ça, la France.
Et ils oublieront la colère – Elsa Marpeau - Série noire Gallimard – 235 pages – 19,50€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 18 janvier 2015