Rattrapé assez tôt par sa créature, Frédéric Dard, écrivain lyonnais prolifique, s'est auto-dissous au profit du commissaire San Antonio en 1965. Combien de lecteurs, l'apercevant sur les plateaux de télévision avec sa faconde et son crâne chauve, se doutaient-ils qu'il était le scénariste d'un univers fiévreux aux antipodes des trépidations "rabelaisiennes" de Bérurier?
Près de 180 romans jusqu'à sa mort en 2000 témoignent de cette obligation de service public envers un héros dont le pouvoir subversif se nourrissait d'une exubérance langagière condamnée à se parodier elle-même. Le monstre utile avait fini par signer des œuvres sombres comme "La vieille qui marchait dans la mer" en 1988, ou ce dernier "Dragon de Cracovie", dix ans plus tard, une grimace de clown pour masquer la frayeur de l'écrivain planqué sous pseudonyme.
Les amateurs de suspense redécouvriront le terreau fondateur sur lequel San Antonio a vu le jour grâce aux éditions Omnibus qui exhument "Les Romans de la Nuit", sept œuvres écrites entre 1956 et 1966 sous le nom de Frédéric Dard dans la collection Spécial Police. Le choix des titres s'est voulu représentatif de l'ensemble qui compte près d'une quarantaine de romans.
On ne trouve ni "Coma", mainte fois réédité et dont Richard Anconina interpréta le rôle principal dans le film de Denys Granier-Defferre en 1993, ni "Le Bourreau pleure", grand prix de littérature policière en 1957, ni "Le Tueur triste" de 1958. Par contre, avec "C'est toi le venin", qui évoque le charme trouble de Marina Vlady et d'Odile Versois, on mesure la part d'ombre de l'écrivain. Dominique Jeannerod souligne une proximité évidente du "héros" de Frédéric Dard avec "l'homme nu" de Simenon. Les deux auteurs partageaient encore cette prolixité qui les a rendus suspects.
Dans "Cette mort dont tu parlais", le narrateur est un homme de retour d'Afrique qui vient reposer son foie malade dans une maison de Sologne. Il recherche une femme "de compagnie" au moyen d'une petite annonce. Il sera victime d'une machination terrifiante, à l'image de celle impliquant les deux sœurs de "C'est toi le venin". De même que Maurice, le gamin de 18 ans embarqué dans un pacte faustien avec une vieille actrice. Ou que cet autre narrateur du "Monte-charge", à peine sorti de prison et déjà de retour dans la cage habilement construite par une femme.
Le héros de Dard se réveille un matin dans la peau d'un étranger, comme le héros de "L'Homme de l'avenue", un officier américain coincé dans une France fraichement libérée et hostile. Mais que ce soit Paris, l'Écosse ou l'Afrique, le paysage s'estompe au profit d'une figure féminine manipulatrice et perverse. Les femmes menaçantes qui peuplent ces cauchemars nous entraînent au cœur de la nuit.
Romans de la nuit – Frédéric Dard – Préface et notice de Dominique Jeannerod – Filmographie établie par Jacques Baudou – Omnibus – 851 pages – 26€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 2 mars 2014
Coma sur le site des éditions Fleuve Noir