"Il souffle, serre les poings en regardant le ciel gris, la cour noirâtre, la façade sale de l’autre côté de la rue Abbé-de-l’Epée. La ville est crasseuse, souillée par le jus charbonneux du crachin d’hiver, nécrosée par les chaleurs moites l’été. Elle pue le gasoil, le salpêtre des caves de pierre refoulant par les soupiraux, la vase du fleuve brun, le poisson et les légumes étalés sur les éventaires des marchés. Il a l’impression que tous ces effluves sont venus se mêler dans la cour du commissariat et lui soufflent à la figure toute la pourriture qui submerge la ville et le pays depuis la fin de la guerre, cette haleine fétide charriée par toutes ces gueules qu’on a autorisées à s’ouvrir."
Photo: L.G. |
Bienvenue à Bordeaux. Pas celui d’aujourd’hui bien sûr, "Unescoïsé", lumineux, tout dédié aux charmes discrets de la bourgeoisie bohème : non, le palimpseste de celui-là. Souvenez-vous pour ceux qui le peuvent par privilège odieux de l’âge : le Bordeaux des rats, des putes, des clandés, des pardessus gris et des façades noires, des cargos à quais, des secrets parfois misérables, des Capus et du pavé des Chartrons, des quartiers comme autant de frontières, d’une ville qui se rend à Chaban en soupirant encore un peu après Marquet… Ce Bordeaux des années 50 qui oscille d’un désastre l’autre, du retour des camps au départ pour l’Algérie, n’est pas vraiment un sujet d’études littéraires (hormis ici ou là, chez Forton ou Guérin). La tristesse, lorsqu’elle recouvre tout, ne l’est jamais vraiment. C’est donc l’une des forces premières de ce diamant noir qu’est "Après la guerre", le nouveau roman d’Hervé Le Corre, que de nous offrir ainsi cette ville comme surgie des ombres, du chagrin et de la mémoire.
Trois personnages viennent tour à tour y écrire les chapitres essentiels de ce requiem des bords de Garonne. Il y a d’abord Albert Darlac, un flic plus pourri encore si c’était possible que les différents régimes dont il s’est servi plus qu’il ne les a servis. Avec ça, une espèce de grandeur paradoxale dans le mal qui pourrait rappeler l’inspecteur Quinlan joué par Orson Welles dans "La soif du mal". Il y a aussi Daniel, vingt ans, dont les parents un jour furent emmenés vers l’est pour ne plus revenir. Recueilli par un couple, il est devenu apprenti mécanicien dans un garage près de la gare.
Et il y a enfin, un homme dont on ne sait rien si ce n’est qu’il est d’abord de retour d’entre les morts, qui n’apparaît que pour mieux disparaître, un fantôme pâle et décharné, un ange de la vengeance.
On sait depuis son précédent livre, "Les cœurs déchiquetés", Grand Prix de littérature policière, qu’Hervé Le Corre est peut-être le grand romancier noir et naturaliste que ces temps (et cette ville…) attendaient. Par naturaliste, il faut entendre avant tout humain. L’humanité que l’on retrouve aussi bien chez Henri Calet que dans les plus désespérés des romans de Frédéric Dard. Il y a chez Le Corre une puissance d’évocation alliée à un vrai savoir-faire (et l’expression ici, n’est en rien péjorative). Ses livres où rôdent le crime, le silence et la folie sont aussi gorgés d’une belle compassion. Le romancier comprend tout. L’homme n’excusera rien.
Après la guerre - Hervé Le Corre – Rivages - 524 p - 19,90 € - ***
Olivier Mony – Sud-Ouest-dimanche – 23 mars 2014