Ceux qui pensent que le cinéma condamne la littérature au silence, pourront se persuader du contraire en lisant le premier roman d'un auteur américain qui avouait en 2016 avoir cessé d'espérer une carrière de scénariste médiocre pour se consacrer à l'écriture. Pari réussi en 2018 avec la publication de "I Am the River".
Dans une salle d'attente improbable, Israël Broussard, un narrateur paranoïaque redoute moins le regard des autres que celui qui accompagne son brouillard intérieur où fulminent les ombres de la jungle vietnamienne. Le récit alterne les moments de confession forcée devant des "psychiatres" de l'US Army et les remontées de visions apocalyptiques dans son refuge de la Cité flottante de Bangkok où depuis la fin de la guerre, il vit reclus.
Ce qui intéresse ses confesseurs, c'est la nature de l'escouade à laquelle il appartenait et qu'on a retrouvée au Laos en violation du droit international. En nous révélant les objectifs de cette "fabrique du cauchemar", opération illégale baptisée Algernon, T.E Grau réanime l'enfer de Coppola. "Une fascination pour l'abomination, comme Conrad en avait parlé." Ce roman magnifique est une ode au malheur inéluctable auquel l'humanité rend les honneurs entre deux hécatombes. "Le Fleuve n'écoute jamais, car il n'a pas d'oreilles, mais sa gueule est toujours béante."
Je suis le fleuve – T.E. Grau – Traduit de l'américain par Nicolas Richard - Sonatine – 288 pages – 20€ - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 5 janvier 2020Lire aussi dans Sud-Ouest