L'impensable pour chacun de nous, c'est ce qui arrive pourtant quotidiennement, drame personnel, décès d'un proche, cancer rebaptisé "longue maladie" pour échapper à l'écho funèbre des deux syllabes, ou comme Sarah, l'héroïne d'Elsa Marpeau, pilote de rallye victime d'une sortie de route, la découverte brutale que la vie après l'accident n'aura plus aucun rapport avec la vie d'avant. La mort de son équipier, le coma et enfin deux mois plus tard l'annonce de sa paraplégie, autant de jalons pour baliser l'inconcevable. "Handicapée: avant, c'était pour les autres". La voilà désormais condamnée à se réjouir d'être en vie parmi les "corps brisés" d'un centre de rééducation. On y prône l'optimisme, ça va de soi. Surtout quand on est debout et en blouse blanche.
Comme dans "Les yeux des morts" ou "L'Expatriée", Elsa Marpeau se focalise sur l'intériorité, pas seulement les chemins de traverse du langage qui confluent depuis l'inconscient pour faire sonner le mentir vrai de l'homme éveillé, mais la réalité physique du corps masqué, "la vaste tuyauterie" dont elle exhibe "la machinerie putride". Entre fascination et répulsion, elle traque le désordre organique à l'œuvre dans le théâtre des belles manières.
Les nouvelles amies de Sarah, Clémence à l'esprit fragile et Louane l'ado rebelle, ont toutes ce petit "moins" tragique les condamnant au meilleur d'elles-mêmes ne serait-ce que pour équilibrer les échanges avec l'extérieur. Clémence vit dans la douleur la séparation avec son fils. "Tandis que le monde agonise", elle peint, redonne au monde la magie d'une aurore oubliée. Louane bouffonne, renvoie les adultes au conformisme absurde de leur vie. Et Sarah, consumée dans l'impatience d'un mauvais dérapage, découvre la puissance insoupçonnée de l'immobile, l'intelligence fécondée par l'ennui.
Le polar installe facilement ses contraintes sur le socle d'un fait divers réel. Quand Clémence disparait, Sarah ne croit pas à la fugue de sa voisine de chambre. Le médecin du centre hospitalier a une aura négative et la rumeur laisse planer le soupçon sur d'autres disparitions. Le lieu lui-même génère une inquiétude que les rebondissements amplifient avant de faire basculer l'intrigue bien au-delà du suspense psychologique. Dans ce roman, noir comme l'enfer auquel il emprunte sa troisième partie dantesque, Elsa Marpeau dissèque les tumeurs de l'âme, le vertige cruel d'une humanité précipitée dans les ténèbres du dernier cercle.
Les corps brisés – Elsa Marpeau – Série noire Gallimard – 236 pages – 19€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche - 25 juin 2017