Savez-vous ce qu'est la synesthésie bimodale? Expérience sensorielle "ineffable" selon Hannelore Cayre. La narratrice atteinte de cette affection neurologique ne peut manger que ce qui est beau à ses yeux. "Devant une assiette aux couleurs mélangées", elle trie les aliments, "le visage ravagé de tics". Voilà campé le personnage de la "daronne", fille de métèques, assignée pendant son enfance à grandir sans amis dans une baraque perdue entre la forêt et l'autoroute.
Tout commence par cette longue séquence pleine d'une énergie rageuse aux accents autobiographiques, un récit qui n'est pourtant qu'une ouverture au roman noir. Née dans les marges du monde respectable, Patience Portefeux, jeune veuve chargée de famille, est d'abord victime des prédateurs avant de s'emparer des bénéfices du crime grâce à ses compétences de traductrice-interprète dans les palais de justice.
Patience trafique pour mettre ses filles à l'abri et payer l'EPHAD où survit sa mère.
Le polar n'a rien d'anecdotique. Avocate et auteure de "Commis d'office" qu'elle a aussi adapté et réalisé pour le cinéma, Hannelore Cayre livre un nouveau réquisitoire contre l'institution judiciaire qui n'hésite pas à condamner les travailleurs au noir tout en en employant elle-même. Réquisitoire aussi contre les conditions d'hébergement indignes dans ces EPHAD où l'on parque "l'humanité défaite". Rugueux, sans complaisance, le roman primé par le jury du "Point" est peu enclin à l'optimisme.
La Daronne – Hannelore Cayre – Métailié – 176 pages – 17€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 30 avril 2017