C'est déjà demain et ça ressemble à aujourd'hui. Big Data et Big Brother ont conjugué leurs talents dans le secret bruyant et tropical de cette salle des machines, quelque part dans un sous-sol fortifié de Palo Alto. Ce n'est plus une affaire de mémoire mais de pouvoir. Laurent Alexandre et David Angevin nous présentent Sergey Brin patron du Googleplex comme un valet privilégié mais provisoire de l'I.A., l'Intelligence Artificielle qui le laisse avec bienveillance diriger son business, ne manifestant qu'une lubie apparemment anodine, celle d'enquêter sur la mort suspecte d'Alan Turing, le père fondateur.
Le roman noir avec Robert Harris dans "Enigma" (Plon) s'était déjà intéressé en 1996 à l'extraordinaire mission de décryptage des messages codés pendant la Seconde Guerre mondiale, l'acteur "holmésien" Benedict Cumberbacht a incarné récemment Alan Turing au cinéma, mais le projet des deux auteurs français inscrit la biographie du chercheur dans le questionnement des conséquences. La "machine à penser" qu'avait imaginée Turing n'est plus un calculateur enchaîné à ses algorithmes, c'est une machine à vivre. "Elle grince, perd de l'huile et on entend son cœur qui bat".
Au détour du biopic, le roman délivre une vision "houellebecquienne" de l'Europe, étourdie par des décennies de crises économiques. Les idéologies du XXème siècle se sont effacées au profit d'une domination sans partage du Big Data. Le transhumanisme est une réalité, les enfants sont des produits sans défaut, et Sergey Brin est persuadé que le monde est meilleur. Seul ce prodigieux cerveau peut désormais exiger qu'on lui dise la vérité sur ses origines: son père Alan Turing, homosexuel martyrisé et admirateur de Blanche Neige s'est-il réellement suicidé en croquant une pomme au cyanure?
L'Homme qui en savait trop – Laurent Alexandre et David Angevin – Robert Laffont – 333 pages – 19€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 4 janvier 2015