Vue à travers le prisme de Robert Littell, l'architecture des services secrets américains n'a rien à envier à la machine bureaucratique que nous décrit John le Carré. "Un espion d'hier et d'aujourd'hui" met en scène le Trieur, Silas Sibley, chargé pour la CIA de trier les informations fournies par un système d'écoute. C'est un héros paradoxal comme les affectionne le Carré. Vigie du sanctuaire animée par l'idéal patriotique, Silas Sibley n'est qu'un rouage de l'appareil dont il mesure aussi bien le cynisme que la nécessité. Mais un rouage capable de gripper la machine quand elle s'emballe.
L'intérêt romanesque du paradoxe réside dans cette soumission conditionnelle à l'organisation. Celle-ci perd sa légitimité le jour où elle ne respecte plus le "contrat social" qui la lie à l'espion. Aux quelques psychopathes et paranoïaques qui alimentent la rhétorique du Mal dans les jardins secrets du Royaume, il faut opposer la rigueur de sa foi. Pour Silas Sibley, elle se nourrit de l'exemple de son ancêtre Nathan Hale, héros de la guerre d'Indépendance pendu par les Anglais en 1776.
"Que nos mœurs nous distinguent de nos ennemis autant que la Cause que nous défendons", précisaient les Instructions pour l'enrôlement des hommes du 20 juin 1775. Tel est le credo de Nathan. Cette histoire de Nathan que Silas réinvente avec sa propre vie est le terreau d'une "entité plus connue sous le nom de nation". Une manière de "souscrire au même contrat social" pour lequel l'espion, figure mythique d'une certaine vision du monde, combat en première ligne. Or la vision du monde de Robert Littell n'est pas celle des maîtres de la Maison Blanche. Si le "Trieur" est un moraliste, Littell est sans illusion sur l'avenir de ce héros dans un système où l'intérêt de l'État se confond avec les enjeux du pouvoir.
Un espion d'hier et de demain – Robert Littell – Traduit de l'américain par Natalie Zimmermann – (Julliard - mars 1991) – Réédition Points en 2011 – 431 pages – 8€ - ***
Lionel Germain