A lire "Le Voyageur secret", on pourrait penser qu'il ne s'agit que d'une justification quasi posthume du Cirque, cette machine bureaucratique destinée à contrer le Centre Moscou pendant la guerre froide. L'idée géniale de l'auteur consiste à mettre en scène Ned, l'un des principaux protagonistes de "La Maison Russie" aux côtés du légendaire Smiley. Ned est professeur chez les apprentis espions et il invite Smiley à faire une conférence à ses élèves. Le roman est construit autour de cette conférence dont les charnières constituent autant d'épisodes de la carrière de Ned.
A postériori, le Cirque apparaît moins kafkaïen, comme une entreprise où les hommes, certes faillibles, mais animés d'une foi identique à celle de Silas Sibley chez Littell, ont tenté de déjouer les attaques d'un adversaire qui leur ressemble. Même si à l'inverse de la profession de foi du héros de Robert Littell, la fin ici justifie les moyens, tant qu'un homme comme Smiley est à la barre. Ce n'est pas la machine qui déraille mais les "espions" qui ne sont pas à la hauteur du sacrifice.
Ainsi au fil des souvenirs de Ned, nous découvrons les compagnons de route qui ont flanché un jour ou l'autre par peur, par cupidité ou par négligence. Et c'est bien-sûr une part de sa propre vérité que lui révèle chacun des portraits enfouis dans sa mémoire. Le voyageur secret traverse le temps à la recherche d'une réponse aux questions que suscite Smiley: "Cela a-t-il servi à quelque chose?", "En quoi cela m'a-t-il affecté?", "Qu'allons-nous devenir maintenant?".
Face à ce questionnement, il est un personnage dont l'évocation permet à Ned d'éprouver la douloureuse incertitude de son engagement. A demi hollandais comme le narrateur, Hansen, prêtre défroqué, choisit l'Angleterre et son service de renseignement comme seconde patrie. Envoyé au Cambodge miné par la guérilla des Khmers rouges, il y rencontre une femme qui lui donnera une fille. Hansen n'est pas un traitre. Sa folie est comparable à celle du soldat perdu d'"Apocalypse now". En suivant sa trace, Ned réveille "le rebelle qui sommeillait" en lui, l'homme libre qui a payé le prix fort sans se soucier des compromis.
"Cela a-t-il servi à quelque chose?". Le "communisme" totalitaire s'est effondré de l'intérieur mais que resterait-il du "monde libre" si le Cirque n'avait pas déployé ses vigies? Silas est broyé par la machine folle qui l'emploie et Ned trouve dans le Cirque une forteresse où se protéger de lui-même. A l'heure de la retraite, Ned a fait le deuil de sa jeunesse, du temps où l'idéal l'emportait sur le réel. Le pessimisme absolu de Littell épargne Le Carré au moins dans cette fin de cycle. Et voici le fond de sa pensée: "Le mal ne se trouvait pas dans le système mais dans l'homme."
Le Voyageur secret – John le Carré – Traduit de l'anglais par Isabelle et Mimi Perrin - (1ère édition française chez Robert Laffont – avril 1991) – Réédition Livre de poche en 1993 – 439 pages – 6,10€ - ***
Lionel Germain