C’est un pays improbable, figé dans une étrange raspoutitsa, la saison des mauvaises routes, un dégel interminable – ou l’hiver qui recommence déjà. Les étangs regorgent de piranhas, et donnent naissance à des bébés aux pouvoirs étranges qui deviennent parfois des arbres et prophétisent.
Une humanité sinistrée y survit de boulots minables en coups foireux, comme Mykine et Mitrokhine, qui finiront par trouver cependant une mort quasi-glorieuse aux confins de la Mongolie. D’autres préfèrent opter pour l’agdam, le porto azéri, et se tuent à petit feu et sans raison. Le capitaine de police Sinitchkine dont les cuisses enflent démesurément espère quant à lui de jour en jour la visite des journalistes du Livre Guinness des records qui lui assureront peut-être une notoriété au moins posthume.
En attendant il poursuit consciencieusement l’enquête sur la disparition et la mort probable du tatar Ilya, le marchand de poissons. Et Ilya, de métamorphoses en métamorphoses, devenu silure, pigeon, cafard, parcourt ce petit monde à la recherche de son amie d’enfance, la belle Aïza qui s’est jadis noyée. Éperdu d’amour pour toutes les créatures et surtout les plus humbles, il en arrive à penser que tout le monde a une âme, même les insectes.
Dans cette Russie naguère promise à un avenir radieux, le réalisme socialiste a cédé la place au réalisme magique, juste retour des choses au pays de Gogol. L’auteur, que l’on compare là-bas à Garcia Márquez ou Salman Rushdie, en est un représentant notable. Le sommeil de la raison a engendré des monstres, dit-on. Fin conteur, Lipskerov, nous raconte qu’avant de s’endormir, la raison fait un dernier rêve, un rêve très long, presque autant que la vie… La vie protéiforme et déroutante à laquelle ce livre constitue une ode incongrue et sensible.
Le Dernier Rêve de la raison - Dmitri Lipskerov - Traduit du russe par Raphaëlle Pache - Agullo Fiction - 472 pages – 22,50€ - ****
François Rahier – Sud-Ouest-dimanche – 13 mai 2018