On savait que James Crumley avait du coffre. Milan Milodragovitch, le privé de Fausse piste (récemment réédité dans une traduction révisée chez Gallmeister) affiche une pointure nettement supérieure à celle des autres détectives post-chandlériens pour lesquels on serait presque tenté de proposer une thérapie de groupe tellement leurs bleus à l'âme se juxtaposent.
"Un pour marquer la cadence" est le premier roman que Crumley fit paraître aux Etats-Unis en 1969. Milan Milodragovitch n'existait pas encore, du moins pas officiellement, et ici, le héros, le sergent Krummel, appartient au 721ème détachement de transmission de l'armée américaine qui à la fin de l'été 1962 campe dans une base de l'Air Force aux Philippines.
Cet homme là a une généalogie dont l'arbre prend racine au XIIème Siècle quelque part entre l'Allemagne et la Tchécoslovaquie à une époque où le moine est parfois un soldat qui défend son monastère comme le Seigneur défend son fief. Un bref séjour à l'université ne peut rien contre le sang guerrier qui coule dans les veines de Krummel. L'histoire pourrait donc être celle des combats que les Américains ont livré en Asie si Crumley ne préférait pas la figure du combattant aux péripéties des batailles.
En rencontrant Joe Morning, autre intellectuel provocateur et rebelle, le sergent Krummel découvre la face cachée des idéaux qui justifieront sa présence au Vietnam. Bien avant la terreur embusquée dans la jungle, ils devront affronter leur propre violence, et c'est une histoire d'amour et de haine entre ces deux hommes que nous raconte Crumley. Au point que le héros finira par se convaincre qu'il a tué Joe Morning au cours d'un accrochage avec l'ennemi. De retour aux Philippines où il soigne ses blessures dans un hôpital militaire, Krummel livre donc le récit de cette rencontre au médecin-capitaine Gallard qui lui aussi va découvrir une partie de son cauchemar en Krummel.
Ce n'est pas vraiment un hasard si sur le passeport de Krummel on a inscrit le nom de Robert Jordon, le héros de "Pour qui sonne le glas". Comme chez Hemingway, on retrouve ici un des thèmes qui traversent la littérature américaine. L'enfance d'une nation et la volonté de puissance, considérée comme condition de toute liberté individuelle, projettent dans la littérature des personnages en quête de leur maturité, des gamins querelleurs, des fiers-à-bras à la recherche des repères qui les rendront adultes, noyant le deuil de quelques illusions sous des déluges d'alcool.
Comme les personnages de Tobias Wolf dans "Engrenages" (Alinea - réédité sous le titre "Un voleur parmi nous" aux éditions Gallmeister), comme ceux, exemplaires, de Styron dans "La marche de nuit", les héros de Crumley ne rêvent pas de vieillir. "Un pour marquer la cadence" est un grand roman américain.
Un pour marquer la cadence - James Crumley - Traduit de l'américain par Nicolas Richard - La Noire Gallimard - 448 pages - 19,35€
Folio Gallimard - 560 pages - à partir de 5€ sur les réseaux de vente en ligne - ****
Lionel Germain – d'après un article publié dans Sud-Ouest-dimanche – juin 1992