En cette période anniversaire de l'engagement français dans le premier conflit mondial, le roman de Pierre Lemaitre, auréolé de son prix Goncourt, affiche ouvertement ses sources, d'un rouge assez sombre emprunté à Barbusse, Guilloux ou Dorgelès.
Dès le titre "Au revoir là-haut" (dernières paroles de Jean Blanchard fusillé pour traitrise en décembre 1914 et réhabilité en 1921), le lecteur est prévenu. Pierre Lemaitre vient du roman noir, voyage par effraction dans les zones grises de l'âme humaine. Est-ce un hasard si ce que nous appelons en France le "roman noir" est à l'origine un roman "américain" né après cette Première Guerre mondiale à l'initiative du Capitaine Shaw, un directeur de magazine qui avait gagné ses galons sur les champs de bataille?
Il publia Hammett et Chandler et contribua au renouveau d'un genre qui avait perdu le sens du réel. Le sujet du livre de Pierre Lemaitre ce n'est pas la guerre mais l'économie macabre qu'elle autorise et les figures de prédateurs qu'elle révèle. D'ailleurs l'action démarre en 1918, la veille de l'armistice. Deux soldats sont victimes de la perversité d'un lieutenant qui veut reconquérir la cote 113, moins pour l'honneur de la France que pour les dividendes personnels qu'il anticipe avec férocité. C'est donc le récit de deux escroqueries magistrales, l'une bien réelle sur les cercueils destinés à l'inhumation des corps du champ de bataille, l'autre fictive, sur la vente des monuments aux morts.
Malgré un vrai talent de scénariste pour donner vie au boulevard et au Paris des années vingt, Pierre Lemaitre n'évite pas les caricatures: général stupide, homme d'affaires véreux, soldat par accident dont la mère résume le destin à une "histoire de larmes". Même Merlin, le fonctionnaire honnête, laid, puant et malheureux, un écho du Cripure de Louis Guilloux dans "Le sang noir", ne comble pas notre appétit d'humanité. Reste cette gueule cassée, un homme qui a "perdu la face", proche du héros de Trumbo dans "Johnny s'en va-t-en guerre". Voilà qui nous mettait Lemaitre à deux doigts du chef-d'œuvre.
Mais la tyrannie du feuilleton l'a réduit au rôle de comparse infréquentable sans questionner davantage la monstruosité des apparences. Comme l'affirmait un aumônier parachutiste sur le plateau d'une chaîne publique, la guerre n'est jamais désirable. Aujourd'hui, pourtant, c'est moins l'aveuglante lumière des célébrations qu'on devrait redouter que l'absence de larmes pour nos morts, nos pauvres morts.
Au revoir là-haut – Pierre Lemaitre – Albin Michel – 567 pages – 22,50€ -
Livre de poche (2015) – 624 pages – 8,60€ - **
Lionel Germain – Revue Prytanéenne 2014