Si on devait réduire un écrivain à sa douleur, Richard Morgiève serait muet comme une tombe. Orphelin à treize ans, il a survécu au chagrin définitif en "tuant ses parents", confidence épinglée sur France Culture en 2014 alors qu'on célébrait la sortie de "Boy", son vingt-cinquième roman d'une série commencée dans les années 1980 sous le signe du polar.
Le monde est un souvenir qui s'épaissit comme les artères, crachant un réel plus obscur à mesure que le temps passe, imposant un désaccord entre l'addiction aux rêves et la cruauté lumineuse du présent. "Boy" est la fille de son père, une identité engluée dans le disque dur d'un romancier grabataire, comme Mietta est le fils d'un menteur charismatique dans "Un petit homme de dos", comme Cora sera la fille "choisie" par Mietek en quête d'une paternité improbable dans "Les hommes", évocation presque mythique de la société française du vingtième siècle.
"Depuis pas mal de temps, je me disais que c'était fini les hommes, que c'était vraiment une espèce en voie de disparition. (…) Mais dans toutes les histoires d'hommes, il y a une fille – sans fille pas d'homme. Et l'autre raison du livre m'est apparue, c'était elle – ma fille, Cora. C'était pas une histoire d'hommes que je voulais écrire, pas exactement, c'était une histoire de père et de fille."
Mietek est sorti de taule depuis un peu plus de deux ans. Il est l'héritier de Robert le Mort qu'il a connu sous les verrous. Un héritage matériel et moral. Mietek est un solitaire, il a un code d'honneur, des cauchemars d'ivrogne et les clés d'une DS21. La rumeur de guerre au Vietnam nous rappelle à l'ordre d'un monde où le téléphone avait un combiné qu'on retirait de sa fourche sur le comptoir, entre la caisse enregistreuse et le distributeur de cacahuètes.
Mietek est amoureux de Ming, une fille d'origine asiatique en ménage avec une gouine radicale. Les copines ont SCUM sur leur T-shirts, un sigle de très mauvais augure pour la partie virile de l'humanité. Malgré ce tirage défavorable, Mietek persiste et découvre surtout son désir de paternité pour Cora, la fille de Ming qu'il refuse d'abandonner aux amazones.
Avec sobriété, Richard Morgiève repeint le monde en noir et blanc, nous livre aux héros de "Touchez pas au grisbi", à la nostalgie des hommes perdus de Simonin, aux propos de Max-le-Menteur: "J'étais plus des leurs déjà; le monde des caves m'attendait là, dehors."
Les hommes – Richard Morgiève – Joelle Losfeld – 370 pages – 22,50€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 10 septembre 2017