Ann Petry est morte en 1997. Mais nul souvenir d'un quelconque hommage dans la presse lors de cette disparition. Femme de la classe moyenne noire américaine, elle avait épousé un auteur de polars et avait abandonné le rayon médical pour se consacrer elle aussi à la littérature. Des articles dans les journaux, des nouvelles, et ce roman enfin qui retranscrit son expérience de la vie dans un quartier emblématique de la condition des Noirs à New-York: Harlem.
"En été, la rue était étouffante et poussiéreuse, le soleil donnait en plein sur ses trottoirs en ciment et ses immeubles de brique. Dans les maisons transformées en bain de vapeur, les petits vestibules sombres cuisaient comme des fours."
En faisant le portrait de Lutie, jeune mère célibataire contrainte de venir s'enterrer dans un taudis de la 116ème Rue, elle trace le portrait de toute une génération de femmes noires de cette première moitié du vingtième siècle, courageuses mais désemparées face à la démission des hommes et au système de prédation qui les menace en permanence. Lutie cultive l'espoir de s'en sortir grâce aux bobards de Boots, un musicien qui lui promet monts et merveilles en projetant de la culbuter. Mais Boots n'est qu'un pion dans la main du propriétaire blanc, et la fin de l'esclavage semble n'avoir mené qu'à ce cul de sac de l'exploitation légale et "librement acceptée".
On retrouve cette impuissance des Nègres chez Boots, déjà "dépossédé" d'une compagne par un Blanc. Ce qui rend tragique la relation des hommes noirs avec les femmes noires, c'est leur statut d'hommes de seconde zone. Chester Himes avait cru retrouver un semblant de parité dans la compagnie des femmes blanches. Parité illusoire évidemment. Ann Petry n'a aucune de ces faiblesses idéologiques. Au bout de la 116ème rue, les Noirs ne découvrent que le mépris et la haine de classe. Un roman implacable sur le destin tragique des femmes de Harlem.
La rue – Ann Petry – Traduit de l'américain par Martine Monod, Nicole et Philippe Soupault – Belfond Vintage noir – 384 pages – 18€ - ****
Lionel Germain