Que nous disent du monde et de nous-mêmes les biographies des criminels qui ont marqué l'Histoire? Quelle énigme cruelle ont en partage Erzsébet Bathory, surnommée la Comtesse sanglante, et Tchikatilo, l'Éventreur de Rostov, tous deux sujets d'étude de Julian Wells? Julian Wells, lui, n'est qu'un personnage d'écrivain dont le suicide ouvre le dernier roman de Thomas H. Cook., un héros absent pour lequel son ami Philip Anders, critique littéraire, s'attache à comprendre le crime hypothétique précédant ce suicide.
On a en résumé l'essentiel des préoccupations de Thomas H. Cook ces dernières années. Le chemin parcouru, depuis les Séries-Noires où il animait la silhouette de Frank Clemons, flic puis détective privé, jusqu'à ce "Crime de Julian Wells", est bordé d'une constante. L'humanisme de la démarche qui n'est pas une concession au marketing éditorial. Il s'accompagne d'un questionnement sans cesse renouvelé sur cette traversée des apparences dont les récifs ont tôt fait de vous entraîner au fond de l'abîme.
A commencer par le narrateur, ami mais critique littéraire. Quelle part de lui-même cherche à savoir ce qui s'est passé pour que Julian Wells en vienne à mettre fin à ses jours? Quel est donc ce crime dont le titre nous prévient? Idéalement placé pour analyser les "objets littéraires", le critique est aussi conduit à s'interroger sur ses propres ressorts. Rivalité, jalousie, chez Cook, l'ombre du père n'est jamais loin pour rappeler aux fils qu'ils sont au mieux des héritiers. Le devoir et la nécessité d'admiration, qualités permises à Philip, sont refusées à Julian qui a perdu son père. Pourtant très vite la rivalité des fils se dessine dans les premières pages du roman. Une relation triangulaire caractéristique d'un désir manqué où le père du premier voit en l'autre le héros qu'il n'a pas su être et qu'il ne reconnaît pas dans son propre fils.
Le crime, on le pressent, est lié à un voyage commun en Argentine du temps de la dictature. La rencontre d'une jolie fille, guide en terrain miné, et le souvenir de sa disparition tragique, ont poursuivi Julian à travers le monde. Eric Ambler, Conrad, l'œuvre de Cook frémit de toutes les figures croisées "Au cœur des ténèbres" ou dans "Le Masque de Dimitrios". Comme on entend dans ce "crime de Julian Wells" les échos lointains d'un échange entre Frank Clemons et la propriétaire d'une plantation près du dénouement de "Sacrificial ground" ("Qu'est-ce que tu t'imagines?" SN - 1989): "Un de mes ancêtres est entré dans le commerce des esclaves presque à ses débuts. D'après la légende familiale, c'était un homme bon. Mais quelle légende familiale comporte un homme cruel?"
Le crime de Julian Wells – Thomas H. Cook – Traduit de l'américain par Philippe Loubat-Delranc – Seuil – 304 pages – 21,50€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 27 septembre 2015