Ce n'est pas un polar mais c'est peut-être le "hors-champ" indispensable en cette période de rupture idéologique où les premiers de cordée sont priés de regarder avec moins de condescendance le tender de la locomotive. Les soutiers y manient la pelle à charbon qui alimente la machine et lui permet d'avancer.
Ces hommes et ces femmes avaient disparu du paysage en vertu d'une "invisibilité" théorisée par les chroniqueurs de la première ligne. Le livre de Léon Cornec publié en 2019 chez Robert Laffont et dont la sortie chez Pocket coïncide avec les premiers ravages de l'épidémie, nous rappelle l'abandon programmé d'une "classe laborieuse" dont les savoir-faire ont été sacrifiés pour une rentabilité à court terme. Non, cette mondialisation-là n'est pas heureuse.
L'auteur a partagé avec les soutiers du deuxième wagon cette souffrance inaudible. La SNCF n'est plus qu'une société volontairement perdue dans une galaxie de "boîtes" à fric incompatibles avec la notion de service public. Sur des chantiers apocalyptiques désertés par la fierté ouvrière, s'agitent des armées d'esclaves sommés de réaliser l'impossible pour que les trains continuent d'arriver dans les gares. "Sortie de rails" est un documentaire implacable sur ce qu'on ne veut ni voir ni entendre.
Mais ce portrait des fantômes qui soudent nos voies ferrées sans casque, qui câblent des kilomètres par des nuits glacées, qui plongent dans les tunnels sans protection et qui terminent au petit matin dans le seul réconfort d'une ivresse meurtrière, ce portrait nous rappelle que d’autres fantômes, aujourd'hui, dans les couloirs de l'hôpital, sont en train de sortir de l'ombre.
Sortie de rails – Léon Cornec – Pocket – 144 pages – 6,95€ - ****
Lionel Germain