Chester Himes est né le 29 juillet 1909 à Jefferson City, Capitale du Missouri. Son père, Jo Sandy Himes, était professeur de ferronnerie et charronnerie et sa mère octavonne, "pareille à une Blanche qui aurait souffert d'une longue maladie." Il était le plus jeune de trois garçons. Sa vie dont il publia le récit sous le titre "Regrets sans repentir" est un véritable roman noir.
En 1922, les Himes qui ont abandonné le Missouri pour le Mississipi, ont inscrit Chester et son frère Jo à l'Institut Haines d'Augusta. Pour une démonstration de chimie, ils préparent un mélange dangereux qui explose à la figure de Jo. S'ensuit une scène pathétique lors du transfert à l'hôpital. Médecins et infirmière blancs refusent l'admission du blessé que l'on devra diriger sur un hôpital réservé aux Noirs.
Chester découvre alors, malgré sa mère qui prétendait descendre en ligne directe d'un aristocrate anglais, que les Himes sont des Noirs et que là-bas, en Amérique, le noir est la couleur du deuil.
En 1926, il obtient son diplôme de fin d'études secondaires. Pour payer son inscription à l'université, il entre comme chasseur au Wade Park Manor, un hôtel chic de Cleveland. C'est en draguant deux jeunes Blanches de l'hôtel qu'il fait une chute de quinze mètres dans la cage de l'ascenseur.
A quelques années d'intervalles, il revit le même épisode que son frère promené d'un hôpital à l'autre. Par miracle, il s'en tire et réussira à marcher, déjouant tous les pronostics des médecins qui s'étaient occupés de lui.
Dès septembre 1926, il entre à l'Université de Colombus. En fait, il ne travaille guère, est irrité par les "Noirs" conformistes et abandonne à la fin du deuxième trimestre pour rentrer chez ses parents à Cleveland. Mais le couple est agité par des querelles qui n'en finissent plus et Chester s'évade en fréquentant les tripots de la ville. En particulier celui de Bunch. "Vieux et très petit, l'air desséché, Bunch avait le teint clair, les cheveux plats, d'étranges petits yeux d'un bleu délavé et une expression de cynisme. Il me plaisait." Il va découvrir et côtoyer tout un peuple de malfrats, maquereaux, petits braqueurs que l'on retrouvera dans ses romans de la période française impitoyablement traqués par "Ed Cercueil" et "Fossoyeur".
Pour l'heure, il est dans le bain et jusqu'au cou. Il entre pour un remplacement comme chasseur au Gilsy. C'est un hôtel de passes très bien organisé dans lequel les chasseurs servent d'intermédiaires entre les filles et les clients. Tout l'argent qu'il gagne, il le dépense au jeu dans le tripot de Johnson l'intrépide. Avec Benny, son pote, il vole également des voitures. Mais malgré les tentations du milieu, il refuse de prostituer la ravissante Jean Johnson dont il tombe amoureux et qui deviendra sa femme.
Pour s'en sortir financièrement, Chester braque avec deux copains, dont Benny, une caisse de colts. Après une scène épique à Warren, près de Cleveland, où ils tentent de fourguer leur marchandise aux ouvriers des aciéries, ils sont arrêtés par la police. C'est la première fois pour Chester. Sa mère réussit à apitoyer le juge qui est une femme et il obtient le sursis.
On est en 1928, Chester Himes est un voyou minable, l'archétype du loser dont les polars sont si friands et Jimmy Thompson aurait pu inventer l'histoire suivante: Le héros, c'est Chester, dix-neuf ans, "les cheveux crépus" et un "teint de sépia". Le tripot de Bunch Boy un soir d'hiver, ça c'est pour le décor. Il y a là au comptoir, un chauffeur un peu ivre et qui parle trop comme toujours. Il détaille complaisamment la fortune de son patron, un richard de Cleveland-Heights, au sommet de Cedar Hill. Les révélations précises du bavard ne tombent pas dans l'oreille d'un sourd.
Chester qui rêve d'aller au Mexique à Tijuana pour s'amuser avec les "chaudes señoritas" et profiter de la saison hippique décide alors de faire le grand coup de sa vie. Il espionne pendant un certain temps la vaste maison des Miller et, peu avant le Thanksgiving Day, il passe à l'attaque. La grosse bonne noire est enfermée dans un cabinet et le couple tremblant est contraint de remettre à Chester les bijoux et l'argent du coffre, "cinq ou six liasses de coupures de vingt et de cent dollars, encore entourées de la bandelette d'une banque". A peine est-il sorti du garage dans le coupé Cadillac emprunté aux Miller que les premiers coups de feu retentissent. Pied au plancher, Chester fonce dans la nuit neigeuse poursuivi par les flics. …"les flocons translucides tombaient autour de moi comme des rideaux immaculés."...
Il réussit à semer la police et échoue finalement dans un fossé des faubourgs de Cleveland. Tout crotté et recouvert de neige, il atterrit dans un routier glauque ouvert toute la nuit. "Un barman chauve jouait aux cartes avec son unique client: un flic en uniforme à moitié soûl." Chester commande un Whisky et un téléphone. Une bague tombe de sa poche. Le flic la ramasse. Plaisanterie douteuse. Pétoche de Chester. Encore une fois, il parvient à déguerpir sans se faire pincer. Tout son butin fourré dans son manteau, il gagne la gare de l'Union et prend un billet pour Chicago.
Dix heures plus tard, à son arrivée dans la capitale du Middle-West, le scénariste de cette série B ne nous dit pas si le jeune Chester à une pensée pour Capone dont le règne entrait dans sa phase crépusculaire. Certainement pas d'ailleurs. L'univers de Capone, c'est le triomphe du big business. Rien à voir avec les gosses de la troisième génération qui trimballent sur leur peau comme une guigne la mémoire des premiers esclaves.
Dans le monde du crime organisé, Chester n'a pas sa place. Le premier receleur auquel il tentera de fourguer sa camelote le dénoncera à la police. Les flics de Chicago ne sont pas des tendres. Il est tabassé consciencieusement dans les côtes et "les testicules avec la crosse de leurs pistolets enveloppés dans leurs chapeaux de feutre." Il avoue et on le rembarque à Cleveland. Il est jugé le 27 décembre 1928 et condamné à une peine de vingt à vingt-cinq ans de travaux forcés. Les portes de la maison centrale se referment sur le jeune Chester. Fin du scénario.
Sa vie était un roman. Le roman sera sa vie. C'est en prison qu'il écrit ses premières nouvelles. Il est libéré en 1935 et poursuit jusqu'en 1947 une carrière difficile. Son livre "La croisade de Gordon Lee" est si mal accueilli qu'il décide de quitter les Etats-Unis.
A Paris, c'est Yves Malartic, son traducteur, qui le prend en charge. Or Malartic possède une maison à Arcachon et propose bientôt à Chester Himes d'y passer quelques mois pour se reposer. Sur le bateau, il a rencontré Alva, une jeune femme charmante qui l'a rejoint à Paris. Ils iront tous les deux à Arcachon.
"ADRESSE: Villa Madiana, rue Jules Michelet – L'Aiguillon; Arcachon. En face de chez Monsieur C., presqu'au coin de la rue Alexandrine…
Le quartier de l'Aiguillon, village de pêcheurs, est situé à bonne distance du centre de la ville, au-delà duquel se trouvent les secteurs chics. Les bateaux des riches – à voile ou à moteur diesel – passaient l'hiver dans des hangars où on les peignait et réparait. On en construisait même dans certains de ces hangars..."
Curieux détour et savoureux paysage que cet Arcachon de l'après-guerre. Chester Himes voyagera beaucoup, en Espagne, à Londres, à New-York, avant de revenir à Paris. Ses problèmes littéraires sont loin d'être réglés. Il grappille quelques avances qui lui permettent de vivoter avec Marlène, sa dernière conquête, une jeune Allemande de dix-neuf ans. Et puis c'est la fameuse rencontre avec Marcel Duhamel. Une proposition dans un vestibule de chez Gallimard assorti d'une poignée de billets pour voir venir. Quel apprenti romancier pourrait négliger les conseils que lui donne alors le patron de la Série noire.
"Prenez n'importe quel sujet. Commencez par de l'action. Quelqu'un fait quelque chose. Un homme tend la main pour ouvrir une porte. La lumière l'éblouit. Un cadavre est allongé par terre. Notre homme se retourne et dans le fond du vestibule… . De l'action, toujours de l'action, comme au cinéma. Ce que pensent les personnages, nous nous en foutons. C'est ce qu'ils font qui nous intéresse. Faites agir vos bonshommes d'une scène à l'autre. Ne vous souciez pas trop de l'intrigue. Tout s'expliquera à la fin. Donnez-moi deux-cent-vingt pages dactylographiées."
Ce sera "La reine des pommes". Dans ses mémoires publiées au "Mercure de France" et intitulées "Raconte pas ta vie", Marcel Duhamel donne sa version de la rencontre avec Chester Himes dans son bureau de la rue Sébastien-Bottin. C'était en 1954.
"Ses livres se vendaient aussi mal en France qu'aux USA et il lui fallait vivre.
- Avez-vous déjà songé à écrire des "thrillers"? lui demandai-je.
- Jamais, me répondit-il. Et j'en serai bien incapable.
- Erreur, aucun problème, lui dis-je… Vous avez le décor, des personnages à coup sûr pittoresque, de l'imagination…
- Mais il faut inventer une intrigue.
- Non. Il se passe suffisamment de choses à Harlem sans que vous ayez besoin de vous mettre en frais à ce point de vue. Partez d'un simple fait divers, d'une scène au poste de police… (…
Moins de quinze jours après, il revenait avec un premier jet de Four Corner Square qui allait devenir La Reine des pommes. Il y avait là-dedans matière à trois série noire…"
Avec ce livre, Chester Himes obtient en 1958 le Grand Prix du roman policier. Il est adulé par la critique, encensé par les signatures les plus prestigieuses de l'époque: Cocteau, Giono, Jean-Paul Sartre. En même temps, c'est le début d'une série d'aventures pour deux détectives noirs hors du commun: Grave Digger et Coffin Ed, Fossoyeur et Ed Cercueil.
Comme le souligne Francis Lacassin dans "Mythologie du roman policier", leurs méthodes sont simples, elles consistent à brutaliser tout ce qui bouge dans le périmètre d'une affaire dont ils s'occupent. "C'est qu'Ed Cercueil avait tué un homme pris sur le fait dans une affaire de mœurs et que Fossoyeur avait crevé les deux yeux d'un type d'un seul coup de révolver. Et la légende courait dans Harlem que les deux inspecteurs noirs auraient tué un mort dans son cercueil s'il avait fait mine de broncher."
A partir de là, le succès n'abandonnera plus Chester Himes qui se retirera avec une Anglaise, Lesley, dans le sud de l'Espagne.
"Pour en finir avec toutes ces histoires", il fera paraître un dernier livre en 1982. Un recueil de nouvelles, "Le manteau de rêves", publié aux éditions Lieu Commun. L'une d'elles, "Le Fantôme de Rufus Jones", nous raconte l'aventure d'un pauvre Noir auquel le Seigneur permet de revenir sur Terre après sa mort. Bien-sûr, il choisit pour son come-back la peau d'un Blanc. Celle du plus gros planteur de Géorgie. Chester Himes en profite pour démonter avec cocasserie l'absurdité des situations provoquées par la ségrégation raciale.
"Il ne se mit pas encore en route pour le ciel. Il erra dans la ville, épiant les conversations, écoutant ses parents se chamailler à propos de quelques biens qu'il avait laissés. Cela lui fit un tel effet qu'il se glissa chez le pasteur et but une grande quantité de la réserve privée de "sirop lénifiant". Lorsqu'il arriva au ciel, ce fut avec trois jours de retard et une gueule de bois à tout casser."
Regrets sans repentir - Chester Himes - Gallimard
Raconte pas ta vie - Marcel Duhamel – Mercure de France (1972)
Imbroglio negro - Chester Himes – Série noire Gallimard (1960)
Le manteau de rêve - Chester Himes – Lieu Commun (1982)
Lionel Germain