Le 13 novembre 1984, à 75 ans, Chester Himes disparaissait quelque part du côté d’Alicante, dans cet exil à peine pacifié qu’il s’était construit avec Lesley, sa dernière compagne. Si Marcel Duhamel et les lecteurs de la série noire avaient contribué à lui donner un second souffle dans les années soixante grâce au cycle de Harlem, les romans policiers écrits sur commande, il aspirait pour ses premiers livres à une reconnaissance qui ne fut jamais complète. Deux publications effacent cette injustice: la biographie passionnante de James Sallis et son premier roman malmené par les éditeurs en 1952.
“Hier te fera pleurer”, évidemment largement autobiographique, raconte l’histoire de Jimmy Monroe, un jeune blanc incarcéré dans un pénitencier. Et c’est bien en partie parce que Jimmy Monroe est blanc que Himes fut contraint d’effectuer un véritable marathon éditorial pour tenter de placer son manuscrit. En lisant ce récit traversé de douleur et de rage, on mesure l’imbécillité de ceux qui cherchèrent à le neutraliser pour le rendre accessible au goût supposé des lecteurs. Condamné à vingt ans de réclusion pour attaque à main armée, Jimmy n’est pas un dur-à-cuire ni un héros de polar.
Le pénitencier est un piège dans lequel ne survivent que les grands prédateurs, avec l’arbitrage pervers des matons. Chester Himes ne veut pas écrire un roman noir. Il est noir, et sa vision du monde est inscrite dans cette fatalité du rêve américain. Se mettre dans la peau d’un blanc constitue la première étape qui affranchit l’écrivain. Les éditeurs acceptaient l’idée qu’un Noir pût témoigner sur sa condition, de préférence à la première personne pour caractériser davantage encore cette “violence primitive” si chère à la condescendance occidentale. Mais cet affranchissement qu’ils feignaient d’exiger pour les droits civiques, pas question de l’accorder à l’auteur dans les années quarante. Jimmy est blanc, et Chester l’écrivain nous dit que c’est seulement un homme, partagé entre un amour rédempteur et la violence de l’exclusion.
Aujourd’hui, les lecteurs d’Edward Bunker seront frappés par la modernité de Himes auquel s’appliquent parfaitement les propos de William Styron destinés à Bunker. “Qu’il ait réussi à sortir de ces cachots, non pas brute cruelle mais artiste exemplaire (...) témoigne de la force invisible de sa volonté propre.” (Préface à Aucune Bête aussi féroce de Bunker - Rivages - 1991).
On assistera à l’accomplissement de cette volonté en lisant le travail de James Sallis, écrivain blanc du Sud capable à la fois d’empathie et de distance pour tenter d’approcher la vérité de Chester Himes. Si beaucoup d’anecdotes relatées ici nous sont déjà familières (Gallimard avait rassemblé deux oeuvres autobiographiques sous le titre “Regrets sans repentir” en 1979), le lecteur trouvera en revanche une des rares analyses de l’oeuvre publiées en français.
Sur le plan purement anecdotique, Sallis consacre deux pages au séjour de Himes à Arcachon chez son traducteur Yves Malartic à la fin des années quarante, surtout pour constater que la région lui permit de reprendre des forces grâce à la natation, aux huîtres, aux fruits de mer et au “vin local”(?). Sallis ne s’attarde pas, bien-sûr, mais nous donne envie de relire la description d’Arcachon que Himes écrivit après son passage:
“Par l’intérêt qu’Arcachon porte à la pêche et aux yachts, ce port présente une nette similitude avec New-Port (Rhode-Island)(...) En fin d’après-midi, nous partions en direction de la ville par la rue Alexandrine; à cette heure là, le soleil semblait plonger à l’extrémité de la rue qui se transformait en une fantastique rivière d’or fondu. Ensuite nous bifurquions par le Boulevard de la Plage et nous poursuivions notre marche jusqu’à l’église Saint Ferdinand. Au sommet du clocher, un Christ de pierre aux bras en croix semblait veiller sur les hommes partis en mer. Enfin, nous arrivions à la promenade du front de mer, bordée de parcs et de jardins abondamment fleuris. Des petits arbustes décoratifs, dont le feuillage d’aigue-marine pâlissait aux extrémités des branches jusqu’à la clarté de la lavande, avec la délicatesse de plumes d’autruche, s’alignaient sur le trottoir.” (Regrets sans repentir - Gallimard - 1979). Un moment de bonheur et de paix que l’auteur ne retrouva plus guère, même en Espagne.
Hier te fera pleurer – Chester Himes – Traduit de l'américain par Daniel Lemoine - Gallimard Noire - 422 pages - 27,50€
Chester Himes: une vie - James Sallis – Traduit de l'américain par Eleonore Cohen-Pourriat - Rivages écrits noirs - 426 pages - 21,95€ - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – juillet 2002