Nick Carter apparut aux Etats-Unis il y a plus d'un siècle, dans les "dime-novels", ces revues populaires qui diffusaient auparavant des histoires de cow-boys. Après Sherlock Holmes qui symbolise dans la littérature policière la vision du monde de l'ère victorienne, Nick Carter, dont la figure évoluera de l'enquêteur à l'agent secret, annonce un nouvel ordre mondial plus turbulent et moins raffiné.
Une transition qui s'accompagne d'un déplacement géographique: le roman anglais perd son leadership au profit du roman noir américain (même si ce schéma ignore les foyers de résistance dont Agatha Christie demeure l'emblème). Nick Carter aura des successeurs illustres, Sam Spade et Philip Marlowe, deux personnages que l'on doit aux auteurs, désormais classiques, du roman américain, Hammett et Chandler (avec la reconnaissance de la Littérature universelle, l'étiquette "noir" devient caduque).
Les aventures de Nick Carter, qui n'auront d'autre reconnaissance que celle des collectionneurs obsessionnels, étaient centrées sur l'action et les péripéties, et avaient encore ceci de particulier qu'elles n'étaient pas le fruit d'une seule imagination mais d'un véritable pool d'écrivains. En quoi d'ailleurs illustraient-elles l'avènement d'une société industrielle où les producteurs sont interchangeables et les produits standardisés. Constat banal aujourd'hui mais tabou dans l'édition (française) où l'on veille à garder à l'écrit la valeur ajoutée que lui confère aux yeux du public la solitude de l'écrivain. On tolère qu'une série télé consomme plusieurs scénaristes mais le livre reste un objet unique.
Pour rompre avec cette coutume narcissique, en 1995, Jean-Bernard Pouy et les éditions Baleine ont eu l'idée de confier un personnage récurrent à de nombreux auteurs, confirmés ou débutants. Davantage qu'un clin d'œil à Nick Carter, il s'agissait plutôt d'un détournement de procédure qui prouve que l'invention n'opère pas sur la structure narrative mais sur le traitement de l'information.
Quel est le point commun entre les Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, Du côté de l'Enfer de Joachim Dachmann et les poèmes de Jean Genet? En dehors du fait que Jean Genet est le seul qui vous soit sans doute familier, il s'agit en l'occurrence des lectures préférées de Gabriel Lecouvreur, alias le Poulpe. C'est le surnom de ce héros, présenté comme "un personnage libre, curieux, contemporain (il aurait dû avoir quarante ans en l'an 2000). Ce n'est ni un vengeur, ni le représentant d'une loi ou d'une morale, c'est un enquêteur un peu plus libertaire que d'habitude."
Jean-Bernard Pouy inaugure la série en promenant son héros sur les traces sanglantes d'un couple maudit suicidé sous les boggies de l'automoteur 89931 Rouen Dieppe. Enquête coup de poing dans la bourgeoisie faisandée des bords de Manche. Amateur de haïku le temps d'un épisode, le Poulpe reprendra sa vie d'électron libre sous la plume cette fois de Serge Quadruppani pour une virée à la Seyne-sur-mer où les magouilles municipales se défont au 11,43.
Les auteurs sont invités à raconter une des aventures du personnage dont le profil est tracé dans une bible d'une dizaine de pages. Anar aux poings d'acier, Gabriel Lecouvreur est incapable de résister au désir de clarifier le mystère évoqué dans la colonne des faits divers de son journal. Chaque titre est l'objet d'un jeu de mots qui rappelle la Série noire des années cinquante. Dans "Un trou dans la zone", par exemple, Franck Pavloff plonge le Poulpe dans une sombre histoire de toxicos pourchassés par les croisés de l'ordre moral tandis que Patrick Raynal dans "Arrêtez le carrelage" l'expédie en Bretagne pour élucider le complot qui menace la tranquillité d'un petit village. Une organisation fascisante de la police est au cœur de "Un travelo nommé désir" de Noël Simsolo et "Nazis dans le métro" de Didier Daeninckx nous dévoile quelques liaisons dangereuses entre le rouge et le "brun".
Dans des romans qui se veulent en prise directe avec la réalité contemporaine, un personnage aussi peu crédible que le Poulpe est un sacré handicap pour l'écrivain. La "bible" permet d'éviter certaines extravagances dans les intrigues mais elle réduit aussi le personnage à un stéréotype esquissé en quatrième de couverture. Le héros est un médiateur, et si le médiateur est foireux, même une intrigue en béton ne pourra pas accrocher le lecteur à tous les épisodes. Disons le franchement, on se croirait parfois revenu au néo-polar de la fin des années soixante-dix.
Après bien des déboires dont on peut trouver le résumé sur le site de l'éditeur, Baleine a repris l'aventure avec de nouveaux auteurs comme Hervé Sard. A cinquante-cinq ans bien sonnés, Le Poulpe n'est pas décidé à prendre sa retraite.
Du côté de chez nous:
Les R.I.B. ici ne sont pas des relevés d'identité bancaire mais des rappeurs indépendantistes basques qui se font assassiner. Le Poulpe devra donc enquêter entre Capbreton et Biarritz pour s'apercevoir que les eaux du Golfe de Gascogne ne sont pas aussi limpides qu'il y paraît.
Les gens bons bâillonnés - Jean-Christophe Pinpin - Baleine – 8€ - **
Tout le monde sait que les Ignobles n'endommagent que les intérêts du showbiz et François Darnaudet les passe en sourdine tout en réhabilitant très sérieusement l'honneur des Malvy. Tonique et bienveillant.
Les Ignobles du bordelais – Darnaudet-Malvy – Baleine – 152 pages – 8€ - *
Lionel Germain - d'après des articles publiés dans Sud-Ouest-dimanche