Comme tous les menteurs, l'Argentin José Pablo Feinmann a le projet apparent de nous endormir avec une bluette pour nous épargner des vérités trop douloureuses sur nous-mêmes. Mais le menteur est aussi un magicien cruel qui nous laisse espérer des colombes avant de sortir un lapin mort de son chapeau. Dans "Les derniers jours de la victime" (Albin Michel), noir comme un vrai roman, le tueur obsessionnel préparait à nos dépens sa propre mise à mort, et l'accumulation des détails renforçait encore le caractère absurde du contrat qui lie le prédateur à sa proie.
Son deuxième roman publié en France chez le même éditeur, "L'armée des cendres", était une épopée furieuse sur la folie guerrière. Et voilà qu'avec "La ballade d'Ismael Navarro", le menteur nous plonge dans une ambiance de roman noir, c'est à dire le genre de bouquins que les avaricieux réduisent à ses signes extérieurs de détresse, un éclairage indirect dans une salle de billard, quelques crissements de pneus et un pet de saxophone.
"Un moment: laissez-moi terminer mon whisky. Voilà Je pose mon verre sur le piano et j'allume une cigarette. Alors?" Alors comme le héros désabusé qui ne croit pas une seconde à la vérité de son personnage, on se méfie du menteur. On connaît l'art avec lequel il joue du "temps perdu" pour mieux nous bluffer.
Ismael est un pianiste, et sa compagne, Susy, une chanteuse qui aurait fait mourir Gershwin un jour plus tôt s'il avait entendu son interprétation de "Love walked in". Ismael est également un philosophe très au fait du Dasein de Heidegger, et un écrivain qui cachetonne sous pseudonyme. Susy et lui débitent les standards dans une boîte de Mar del Plata quand un avocat marron leur propose d'arrondir les fins de mois en faisant chanter un architecte millionnaire.
Feinmann assume ses clichés sans faiblesse, résolvant l'intrigue comme on résout une équation en inversant les signes, et par l'élargissement du champ, une narration à deux voix souvent synchrones, il nous montre l'incongruité des rêves qui nous animent, englués que nous sommes comme des mouches sur le miel d'une durée éphémère.
La ballade d'Ismael Navarro – José Pablo Feinmann – Albin Michel - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – février 1996