C'est le roman subtil d'un effacement. Subtil parce que Jurica Pavicic nous raconte un fait divers, la disparition mystérieuse d'une jeune fille dans un village de pêcheurs de la côte dalmate en Croatie. L'ouverture d'un roman noir classique avec la noria de questions qui vont nourrir l'enquête autour de cette famille croate. Vesna, la mère, est professeure de géographie, Jacov, le père, est comptable dans une usine d'accessoires en plastique. Ils ont deux enfants, Mate et Silva, des jumeaux hétérozygotes. Le premier est en terminale au lycée de construction navale, la seconde est dans une école de secrétariat.
Le 23 septembre 1989, Silva quitte la table familiale au repas du soir pour se rendre à la fête des pêcheurs. Et voilà le roman qui se règle sur les recherches de l'inspecteur Gorki Sain. La subtilité de Jurica Pavicic consiste à faire de son polar l'écrin d'une fresque géopolitique. À compter de cette année 1989, le monde change. Les Allemands se rebellent à l'Est, le parti slovène aspire au changement de régime en Yougoslavie et les Hongrois adoptent bientôt une nouvelle constitution.
En un peu plus d'un an, de l'inflation galopante à la sécession des communautés croates et slovènes, c'est la Yougoslavie elle-même dont Jurica Pavicic nous raconte la dissolution à travers le regard d'une famille au bord de l'implosion. Et tandis que l'enquête sur Silva contredit le portrait initial comme dans tout bon polar, l'ancien monde aussi se déprend d'une bureaucratie rassurante pour livrer les salariés à la merci des repreneurs d'usine. La Yougoslavie n'est bientôt plus qu'un dépliant touristique même si la carte postale a gardé la lumière grise qui éclairait le petit village de pêcheurs. Avec l'obstination qui caractérisait le héros de "Mortelle randonnée", l'inspecteur vieillissant et le frère jumeau de Silva n'en finissent pas de gratter les sédiments sous lesquels s'épuisent les traces de leur fantôme.
L'eau rouge – Jurica Pavicic – Traduit du croate par Olivier Lannuzel – Agullo noir – 384 pages – 22€ - ****
Lionel GermainLire aussi dans Sud-Ouest