"Un écrivain est quelqu'un qui, même s'il existe à peine aux yeux du monde, sait entendre au cœur de celui-ci la beauté en même temps que le crime, et qui porte en lui, avec humour ou désolation, à travers les pensées les plus révolutionnaires ou les plus dépressives, un certain destin de l'être."
Le monde sensible est-il autre chose que l'écho des paroles qui le disent? Dans toute son œuvre, Yannick Haenel semble le consigner à la confluence du verbe et de l'image, dans une alliance parfois contrainte entre la littérature et le cinéma, illusion suprême qui nous protège d'une rumeur insensée.
En retrouvant Jean Deichel, le narrateur de deux précédents romans, il renoue avec cette fonction subversive du langage qui fait du réel une fiction "dangereuse", au sens où l'on qualifiait la classe ouvrière au 19ème siècle. Il s'agit de raconter une histoire certes, celle d'un scénariste un peu fêlé qui a écrit "The Great Melville" et tente de fourguer son scénario invendable au cinéaste américain Michael Cimino.
Mais la bouffonnerie est une arme de déconstruction massive, et surtout rien n'est moins raisonnable que la folie obstinée de l'écrivain. Le trait de cette obstination, c'est le "daim" et la puissance symbolique de son épiphanie chez les grands réalisateurs. En compagnie de Pointel, un producteur improbable, à la table d'un restaurant parisien où Macron officie en maître d'hôtel, la métaphore du "daim" pour expliquer le sacrifice dont chaque nation a marqué ses origines, jette une lumière noire sur la légende heureuse du rêve américain. Melville en littérature, Cimino au cinéma, nous rappellent au contraire "l'immense flaque de sang" qui en fonde l'histoire. Yannick Haenel tourne avec les Indiens autour du dernier chariot mais on ne refait pas le film.
Après ce repas surveillé par Macron, la rencontre avec Isabelle Huppert évoquant le bordel des "Portes du Paradis", et une dernière escapade au musée de la chasse pour l'apothéose sexuelle dans les bras de Léna, la maîtresse des lieux, le retour au réel se fait par un décapage du goudron nocturne à l'Efferalgan. Le retour au réel ressemble à un mauvais rêve. On ne dira rien au lecteur de cette théophanie macabre. Proust avait les "Noms de pays", Haenel s'installe dans le Pays des Noms. Reliant Paris à cette "logique du sacrifice" qui se déploie dès le prologue, Deichel récite les noms: ceux inscrits dans la pierre, Rabelais, Rousseau et La Fontaine, ceux de son Panthéon personnel. Le monde ne tient que par le miracle du verbe.
Tiens ferme ta couronne – Yannick Haenel – Gallimard – L'Infini – 332 pages – 20€ - ****
Lionel Germain