C'est un couloir à tornades dans les grandes plaines centrales du Midwest, une région des États-Unis où les démocrates ne sont pas les bienvenus, où la population est blanche à plus de quatre-vingts pour cent, où la peine de mort mobilise encore assez de partisans pour qu'on la rétablisse un an à peine après son abolition. Dans ce coin du Nebraska, le décor est vite planté. La gare de triage, les deux autoroutes et les champs de maïs dessinent l'essentiel. Il y a encore le vent, pas la brise mais un souffle permanent "qui rendait cinglés les premiers colons". Il y a enfin les hommes. Des types épais, taillés dans le granit comme Earl Haack Junior et son étoile d'argent à cinq branches. Shérif pour un western dont on aurait brouillé les codes.
On en comprend la logique dans une séquence où Frank Wheeler, fils de prêcheur et professeur, prouve qu'il est aussi un scénariste hors pair. Pendant qu'au fond d'une salle de restaurant, Earl explique au maire et à ses adjoints qu'il est décidé à poursuivre l'action initiée par son père en tant que shérif de la ville, une série de plans s'intercalent pour nous montrer ce qu'il entend par là. Earl leur promet de maintenir la paix sur son territoire mais "sans ordre, il ne peut y avoir de paix, ni de justice ni quoi que ce soit qui puisse nous protéger".
La violence du récit est démultipliée par le sens de l'ellipse avec lequel se poursuit l'entretien, par cet écart terrible entre la promesse et les moyens mis en œuvre pour la tenir.
Les retraités et les classes moyennes supérieures fournissent la population majoritaire de cette ville de 8 000 habitants. Ils aspirent au calme, ne veulent rien savoir des trafics en provenance de Chicago et comptent sur le shérif pour dormir sur leurs deux oreilles. Pour les élus, c'est une exigence qui autorise les manquements à la légalité commis par le shérif à condition de n'en rien savoir. Earl a commencé sa carrière de flic aux stups, à Denver. La guerre contre les trafiquants est une mascarade. On y apprend très vite à ne pas respecter les règles.
Écrit en 2014, le roman de Wheeler résonne étrangement dans l'Amérique de 2016. Ponctuée de scènes d'une violence extrême, l'intrigue s'organise autour de personnages sans autre conscience que celle de leur survie. Bandits et justiciers ne sont que des figures interchangeables, le rapport amoureux est un contrat sans cesse renégociable et seul le shérif est candidat à une rédemption improbable. The Good Life, son titre original, annonce le retour à la loi clanique, le repli communautaire, le peuple en armes dont la vision du monde feint de rêver le meilleur tout en s'accommodant du pire.
L'ordre des choses – Frank Wheeler Jr – Traduit de l'américain par Sébastien Raizer – Série noire Gallimard – 292 pages – 19,50€ - ****
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 4 décembre 2016