A chaque fois qu'on ouvre un nouveau livre de R.J. Ellory, on appréhende de découvrir les signes qui trahiraient la faiblesse de l'inspiration ou l'émergence d'un système, une fabrique dont la rumeur avait empoisonné les dernières années de James Hadley Chase, par exemple. Chase avait revisité Faulkner pour planter un décor livré aux femmes vénales et aux bad boys. Ellory ne réinvente pas l'Amérique. Il est hanté par les courants contraires qui battent ses flancs, par la prodigieuse profondeur de champ qui s'offre à lui, par les figures du mal acharnées à défaire le rêve des pionniers.
En enquêtant sur le meurtre de Nancy Denton, le shérif Gaines, vétéran du Vietnam, est confronté à son double en la personne de Michael Webster, vétéran d'une autre guerre, celle de 40, mais frère de ténèbres. L'arrière-plan envahissant de la guerre pour Gaines et Webster modifie leur vision d'un monde qu'une autre guerre dévore, masquée par les conventions sociales. Une guerre entre les faibles et les puissants, symbolisée par la famille Wade dont l'un des fils était aussi l'ami de Nancy.
L'Amérique puritaine des années 70 a la saveur amère des "étranges fruits" chantés par Billie Holiday, le parfum acide de la peur qui colle à la peau noire des gens du Sud. C'est paradoxalement dans Chandler que R.J. Ellory puise sa force. Le Chandler du Grand Sommeil et des familles fortunées en voie de décomposition. Paradoxal, parce que Chandler observe le monde se déconstruire dans l'intimité des Sternwood alors qu'Ellory explore les failles originelles du mythe. Et il nous bluffe une nouvelle fois.
Les Neuf Cercles – R.J. Ellory – Traduit de l'anglais par Fabrice Pointeau – Sonatine – 450 pages – 22€ - ***
Lionel Germain - Sud-Ouest-dimanche – 16 novembre 2014