C'est à l'intersection de tous nos malheurs que Pascal Dessaint installe sa caméra. Un dispositif léger qui suit au plus près les consciences asphyxiées par les émanations d'un système prédateur.
L'auteur excelle une fois encore à faire entendre les voix singulières d'un roman choral: Gaspard le voyeur institutionnel de la vidéo surveillance des carrefours, Lucas dont la passion pour les girafes est inversement proportionnelle à la haine qu'il éprouve pour sa vieille mère, Zélie qui rêve depuis son balcon au destin menacé des chardonnerets, l'homme à la craie enfin, recenseur des "mauvaises herbes" de nos trottoirs.
Comment tout savoir de Buffon et des ruses "évolutionnistes" de la girafe avec l'acacia sans jamais perdre le rythme d'un drame aussi inévitable que la montée des eaux sur le littoral. Comme le disait Charles Nodier en 1842: "Lorsqu'on a vu l'Homme d'un peu près, on est fier d'être Girafe."
L'envers de la girafe - Pascal Dessaint – Rivages – 208 pages – 20€ - **** Lionel Germain
Nos contemporains raffolent du baroque. Les grands découvreurs des temps modernes, substituant le pli et l’infinie mouvance des choses aux abstractions des philosophes, savaient déjà que l’univers était profondément baroque, shakespearien même… Jack Vance (1916-2013) aussi.
Cet ancien marin est le plus parfait conteur qu'ait produit la SF, un peu l'égal de Stevenson ou d'Alexandre Dumas. Sa fiction très personnelle a engendré des univers à la mesure des outrances humaines. Plus préoccupé par le dire et le faire que par le savoir qu’il traite parfois légèrement, Jack Vance est un peu un ethnographe du futur.
Auteur abondamment traduit, ou réédité, en France, il n’a pas la notoriété d’un Herbert ou d’un Asimov. La coupe transversale qu’il opère dans un univers très conventionnel de space opera, figé dans le post-moyen âge d’une ère vaguement renaissante, le dédain affiché pour la technologie, sa préférence enfin pour les récits picaresques où le tragique côtoie le grotesque et la farce, l’ont mis à l’abri des tentations messianiques ou des conjectures parascientifiques.
Durdane, mise en scène dans ces "chroniques" à la traduction soigneusement révisée, et qui regroupent trois romans publiés séparément à l’origine, "L’Homme sans Visage", "Les Paladins de la liberté" et "Asutra!", est une de ces planètes qu’affectionne Vance, un monde où coexistent de nombreux groupes humains organisés en structures sociales souvent bien opposées: au pays Shant par exemple, une communauté gouvernée par l’Anome, un tyran dont personne n’a jamais vu la face, la paix règne sur fond de terreur quotidienne: chaque individu est contrôlé par le torque explosif qu’il doit porter autour du cou dès son adolescence.
Un jeune aventurier, fils d’une prostituée et d’un musicien errant, va chercher à percer le secret de l’Homme sans Visage. Le livre est accompagné d’une bibliographie exhaustive de plus de 35 pages due à Alain Sprauel; cette édition s’inscrit dans le cadre du projet VIE (Vance Integral Edition) initié par la famille de l’auteur: 44 volumes amenés à être progressivement traduits en français.
Vance: une leçon de tolérance, amère et souriante, contée avec ce qu’il faut de bruit et de fureur, un positionnement atypique aussi, si on le compare à celui de sa grande contemporaine Ursula Le Guin, elle aussi créatrice d’univers de fantaisie, écoféministe plutôt classée à gauche.
Mais le libertarianisme dont se réclame Vance, refusant à l'état le monopole de la violence, qui est l'autoroute pour le fascisme, et revendiquant pour chacun le droit de se battre pour défendre sa liberté d'agir, pour ambigu qu’il soit, diffère beaucoup de celui qui s’affiche en diatribes tonitruantes en ce moment aux États-Unis.
Crédit @VIE
Et de toutes façons Vance, comme le souligne dans sa postface son ami Russell Letson, aimait à dire "qu’il racontait simplement une histoire et imaginait des lieux […] sans se préoccuper de transmettre des messages. […] Il nierait avoir eu des idées si saugrenues, avant d’aller jouer de son banjo".
Les Chroniques de Durdane, l’intégrale – Jack Vance - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Dusoulier et Arlette Rosenblum – Éditions du Bélial’ - 573 pages – 26,90€ François Rahier
Qui pour succéder à J. Paul Getty (Donald Sutherland), patriarche milliardaire à la tête de la Getty Oil Company, l’un des hommes voire l’homme le plus riche du monde? En ce début des années 70, claquemuré dans la campagne anglaise à Sutton Place, immense manoir au luxe froid ayant appartenu aux Tudors, il vit avec un harem de quatre femmes se ressemblant étrangement, et avec un lion domestique.
Mégalomane au point de se prendre pour l’empereur Hadrien, il va devoir, à la suite du suicide à Hollywood de son fils aîné George (Filippo Valle), faire le choix d’un nouveau successeur. Considérant ses autres fils – John Paul Jr. en tête (Michael Esper) – comme des bons à rien, il jette son dévolu sur son petit-fils John Paul III (Harris Dickinson), adolescent de 16 ans libre et cultivé, attiré par les arts. Mais aussi déscolarisé, menant à Rome la vie insouciante des héritiers fortunés, "golden hippie" sexe & drogue.
L‘histoire (vraie) de son enlèvement par la mafia calabraise et la demande par cette dernière d’une rançon de 17 millions de dollars – pour une dette de jeu de 6000 dollars – avait de longs mois durant été à la une de l’information dans le monde entier, et avait aussi déjà fait l’objet d’un film de Ridley Scott, "Tout l’argent du monde". Le grand-père, intransigeant, aigri et dénué de compassion, refuse tout d’abord de payer la somme exorbitante exigée, puis fait une contre-offre de 600 dollars, plus les frais.
Gail Getty (Hilary Swank), la mère désargentée du jeune otage, sera la seule à négocier pied à pied avec les ravisseurs, en s’alliant avec un ancien agent de la CIA, James Fletcher Chace (Brendan Fraser). Tractations emberlificotées, inhumanité et avarice vont jalonner le calvaire enduré par le jeune Getty, dont les kidnappeurs ne parviennent pas à comprendre pourquoi personne ne semble vouloir le récupérer.
Co-réalisateur de la série, Danny Boyle – auquel on doit notamment "Trainspotting" (1996), "Slumdog Millionaire" (2008) ou "Yesterday" (2019) - peut sembler parfois osciller entre "soap" façon Dallas et "true crime", mais marque nettement son intention de restaurer une certaine vérité historique pour faire oublier la version filmique sans beaucoup d’aspérités de Ridley Scott. Il avertit en outre que, pour les besoins de la fiction, dans cette série inspirée de faits réels, dialogues et éléments de narration ont été imaginés pour mieux, à eux tous, allier réalisme et imaginaire.
Réaliste d’ailleurs - et impressionnant - est le jeu d’acteur d’un Donald Sutherland exceptionnellement détestable dans l’incarnation de ce John Paul Getty sadique, égoïste et réactionnaire. Patriarche qui détonne au sein d’un monde en pleine mutation, avec sa musique pop-rock-psychédélique des années 70, portant et imprégnant tout le récit, au son des Rolling Stones, David Bowie, Uriah Heep, John Kongos, Curved Air, Timmy Thomas, Adriano Celentano et, bien sûr, en point d’orgue, les Pink Floyd dont l’un des titres cultes, "Money", fait l’ouverture de Trust.
Trust (1 saison, 10 épisodes de 42 minutes) – **** - Disney +, Apple TV VOD, Orange VOD
Créée par Simon Beaufoy - Scénaristes: Simon Beaufoy, Brian Fillis, Alice Nutter, John Jackson, Harriet Braun
Réalisée par: Danny Boyle, Jonathan van Tulleken, Dawn Shadforth, Susanna White, Emanuele Crialese
Avec : Donald Sutherland, Harris Dickinson, Hilary Swank, Luca Marinelli, Anna Chancellor, Brendan Fraser, Silas Carson, Michael Esper Alain Barnoud