Nos contemporains raffolent du baroque. Les grands découvreurs des temps modernes, substituant le pli et l’infinie mouvance des choses aux abstractions des philosophes, savaient déjà que l’univers était profondément baroque, shakespearien même… Jack Vance (1916-2013) aussi.
Cet ancien marin est le plus parfait conteur qu'ait produit la SF, un peu l'égal de Stevenson ou d'Alexandre Dumas. Sa fiction très personnelle a engendré des univers à la mesure des outrances humaines. Plus préoccupé par le dire et le faire que par le savoir qu’il traite parfois légèrement, Jack Vance est un peu un ethnographe du futur.
Auteur abondamment traduit, ou réédité, en France, il n’a pas la notoriété d’un Herbert ou d’un Asimov. La coupe transversale qu’il opère dans un univers très conventionnel de space opera, figé dans le post-moyen âge d’une ère vaguement renaissante, le dédain affiché pour la technologie, sa préférence enfin pour les récits picaresques où le tragique côtoie le grotesque et la farce, l’ont mis à l’abri des tentations messianiques ou des conjectures parascientifiques.
Durdane, mise en scène dans ces "chroniques" à la traduction soigneusement révisée, et qui regroupent trois romans publiés séparément à l’origine, "L’Homme sans Visage", "Les Paladins de la liberté" et "Asutra!", est une de ces planètes qu’affectionne Vance, un monde où coexistent de nombreux groupes humains organisés en structures sociales souvent bien opposées: au pays Shant par exemple, une communauté gouvernée par l’Anome, un tyran dont personne n’a jamais vu la face, la paix règne sur fond de terreur quotidienne: chaque individu est contrôlé par le torque explosif qu’il doit porter autour du cou dès son adolescence.
Un jeune aventurier, fils d’une prostituée et d’un musicien errant, va chercher à percer le secret de l’Homme sans Visage. Le livre est accompagné d’une bibliographie exhaustive de plus de 35 pages due à Alain Sprauel; cette édition s’inscrit dans le cadre du projet VIE (Vance Integral Edition) initié par la famille de l’auteur: 44 volumes amenés à être progressivement traduits en français.
Vance: une leçon de tolérance, amère et souriante, contée avec ce qu’il faut de bruit et de fureur, un positionnement atypique aussi, si on le compare à celui de sa grande contemporaine Ursula Le Guin, elle aussi créatrice d’univers de fantaisie, écoféministe plutôt classée à gauche.
Mais le libertarianisme dont se réclame Vance, refusant à l'état le monopole de la violence, qui est l'autoroute pour le fascisme, et revendiquant pour chacun le droit de se battre pour défendre sa liberté d'agir, pour ambigu qu’il soit, diffère beaucoup de celui qui s’affiche en diatribes tonitruantes en ce moment aux États-Unis.
![]() |
Crédit @VIE |
Et de toutes façons Vance, comme le souligne dans sa postface son ami Russell Letson, aimait à dire "qu’il racontait simplement une histoire et imaginait des lieux […] sans se préoccuper de transmettre des messages. […] Il nierait avoir eu des idées si saugrenues, avant d’aller jouer de son banjo".
Les Chroniques de Durdane, l’intégrale – Jack Vance - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Patrick Dusoulier et Arlette Rosenblum – Éditions du Bélial’ - 573 pages – 26,90€
François Rahier
François Rahier