En prenant ses quartiers loin des guirlandes, le roman noir offre à la littérature un espace de vérité aussi indispensable qu'éphémère.
Ken Bruen est un auteur de romans noirs. Pour paraphraser Ellroy, c'est à travers les yeux du "plus mauvais d'entre nous" qu'il construit sa vision du monde.
Un flic nommé Brant associé à un autre flic nommé Roberts. Roberts et Brant. R&B. La série a commencé en 1998 avec "Le Gros Coup" où l'intrigue cassait le mythe "policier" du redresseur de torts. Dans "Calibre", les personnages n'ont pas pris une ride. Ils étaient déjà vieux et corrompus. Le tueur en série, sociopathe obsédé par Le "Démon dans ma peau" de Thompson, a une nouvelle fois toutes ses chances.
Tueur ou flic, d'ailleurs, on n'est jamais que du bon ou du mauvais côté d'un système qui mesure les rapports de force et calcule les profits selon la mise. De "Delirium tremens" à "Sur la tombe", Jack Taylor est le deuxième personnage, on pourrait dire la deuxième respiration cynique et tourmentée de Bruen, en charge d'explorer l'Irlande en crise et la perversité des lumières.
"Tower", écrit avec Reed Farrel Coleman, figure le pas de côté, une histoire d'amitié contrariée dans le décor de Brooklyn où Juifs et Irlandais ne sont pas les derniers à se chercher des poux. Nick est irlandais, Todd est juif et sollicité par les mafieux de la côte Est. Le père de Nick, flic irlandais, s'est reconverti en vigile. Bruen raconte en s'inscrivant dans la longue file des auteurs qui l'ont aidé à s'émanciper du réel.
Comme Ed McBain, créateur du 87ème District. Il vient d'apprendre sa mort quand l'inspecteur Brant se fait canarder dans un bar en compagnie de son collègue homo Nash Porter. Brant a piqué les histoires de Porter et les a vendues à un agent littéraire. Le bouquin doit sortir prochainement. C'est à l'identique ce qu'a fait le pote de Carella, héros d'Ed McBain.
"Munitions" démontre au lecteur que les liens entre les flics sont un peu comparables à l'équilibre de la terreur, une succession d'intérêts croisés où le chantage, la corruption et la menace constituent les valeurs essentielles de l'esprit de corps. La femme flic de l'histoire doit rhabiller ses rêves. "Pour la énième fois, elle se demanda ce qu'était devenue sa conception idéaliste de la police, cette idée imbécile de redresser les torts, de faire de son mieux, et toutes ces conneries de série télé. (…) Brant se tourna à nouveau vers elle.
- Des munitions, dit-il
Elle ne comprit pas.
- Je ne suis pas, dit-elle.
Il chanta presque:
- Je te montre le chemin… Des munitions, chérie. Voilà de quoi on a besoin… et, bien-sûr… d'amour."
1177 licenciements par jour et le retour d'une émigration massive comme dans les années 80. C'est en gros ce à quoi se résume l'Irlande de Jack Taylor, ex garda alcoolique et déprimé, "la déprime, c'est la tristesse qui prend le pouvoir", face aux senteurs de soufre qui l'emportent sur l'encens dans les rue de Galway. L'ambigüité irlandaise est tout entière dans cette aversion affichée pour l'église catholique, aversion inséparable de la nostalgie pour une époque où les gens se signaient dans la rue, comme le fait encore machinalement Jack en entendant l'angélus.
Contrairement à cette flopée de "grands" auteurs qui ne lisent pas leurs contemporains, Ken Bruen ne se prive pas de dire le bien qu'il pense de certains écrivains, Cathy Unsworth et Seamus Smyth, entre autres. On lit "Le Démon" en cherchant l'avenue lumineuse où trône la cathédrale tout en sachant que "la vraie justice se rend au fond des ruelles obscures".
Avec une intelligence inventive et un humour décapant, Bruen balance dans les cordes de la littérature ceux qui seraient tentés d'y voir autre chose que ces reflets de nuit.
Calibre – Ken Bruen – Série noire – 218 pages – 17 euros – ***
Tower – Ken Bruen et R.F. Coleman – Rivages noir - 250 pages – 8,65€ -
Munitions – Série noire Gallimard – 238 pages – 20€
Le Démon – Fayard – 355 pages – 20€
Lionel Germain - d'après des articles publiés dans Sud-Ouest-dimanchePour en savoir plus, Velda sur son blog fait le tour de la question.