Deuxième étape dans cette trilogie proposée par Tim Willocks et deuxième occasion de perdre son souffle, d'éprouver ce fameux vertige littéraire après lequel chaque lecteur s'en va risquer la quiétude de ses nuits. Dans la Religion, Mattias Tannhauser, chevalier de Malte, plongeait déjà dans l'horreur de la guerre que se livraient Chrétiens et Musulmans. De ce conflit pour le pouvoir légitimé par l'artifice d'une exigence morale et spirituelle, on retrouve les faux-semblants dans Les Douze Enfants de Paris.
Tout se déploie en cette seule journée du 23 août 1572. Aux portes de Paris, Mattias s'apprête à retrouver sa femme Carla. Elle est enceinte, invitée au mariage princier et bientôt retenue prisonnière. Toutes les qualités d'une héroïne conjuguées à celles de Mattias, infatigable combattant qui n'aime ni la guerre ni les compromissions, produisent avec l'arrière-plan historique les ingrédients d'un gentil roman d'aventures. Mais dès les premières pages, on est pris à la gorge par les vapeurs soufrées d'un monde violent.
"Tant qu'il y aura des cous, il y aura des cordes", voilà le credo du psychiatre embusqué derrière l'écrivain. Entre les huguenots et les catholiques, c'est une guerre de pouvoir, comme entre Chrétiens et Musulmans.
Les signes de cette férocité que Willocks inscrit au générique se lisent dans le décor. Le Palais du Louvre est une tombe excrémentielle. Piétiner dans la merde, s'enivrer de purin, contempler des monceaux de cadavres constituent l'ordinaire des hommes. Cocagne, où Carla est emmenée par le tueur Grymonde, est ce trou noir de Paris grouillant d'une plèbe arrachée à elle-même pour s'épaissir en boue sur les frontières du monde civilisé. Ici, on ne massacre ni pour Dieu ni pour le diable mais pour une plume de chapeau. Au nord des halles, ce sont les "cours". Dans ces repaires de voleurs, Alice, la mère de Grymonde, a désappris les superstitions qui entravent la conscience. Willocks nous offre l'étrange portrait d'une femme que la crasse et le dénuement ont contribué à rendre sage et vertueuse. Sorcière soumise aux forces de la nature et aux rapports secrets qu'elle entretient avec la vie humaine.
Dans ce déferlement de suppliciés, les enfants arrachés à leur destin par Mattias et Carla sont des étapes initiatiques vers la lumière incertaine de l'aube. Et peu importent les invraisemblances du scénario. Peu importent l'ésotérisme de cette traversée de la nuit, les interrogations sur la vision du monde terriblement pessimiste de Tim Willocks. Il reste au lecteur le vertige, la dissolution des heures au fil des pages et cette peur secrète d'être emporté dans le torrent nocturne.
Les Douze Enfants de Paris – Tim Willocks – Traduit de l'anglais par Benjamin Legrand – 940 pages – 24€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 22 juin 2014