"Taisons-nous, nous finirons bien par disparaître". Cette réplique qu'on peut trouver dans "Le meurtre du lac", donne la dimension tragique d'une lecture de divertissement proposée par Martha Grimes depuis la publication en 1981 de son premier roman "anglais", "Le mauvais sujet". Le monde est un récit menacé par le silence. Mieux, c'est une création permanente dont aucun scénario ne peut prédire la fin. Contrairement à Agatha Christie qui instrumentalisait ses personnages au profit de l'intrigue, Martha Grimes avance en aveugle avec ses créatures.
De ce "Mauvais sujet" où apparaissent pour la première fois Richard Jury, l'inspecteur de Scotland Yard, et Melrose Plant, l'aristocrate, au "Paradoxe du menteur" qui les remet en scène pour une ultime provocation à la littérature policière, il y a le pub inaugural dont on pousse la porte pour découvrir l'échantillon d'humanité indispensable. De même que les fontaines de bière réveillent les consciences fatiguées des buveurs, le pub est une source d'ombres qui s'animent, irriguent la fantaisie de l'auteur avant de se constituer en sujets dépositaires d'une énigme.
La traduction française des quatre premières aventures de Jury rééditées par Omnibus ne rend malheureusement pas compte d'une contrainte où chaque titre est le nom d'un pub et ce titre, le point de départ d'un roman. Cette matrice poétique est une constante du travail d'écrivain de Martha Grimes mais va bien au-delà d'une simple lubie. Les deux livres qu'elle a consacrés à Emma Graham, jeune héroïne de douze ans, proviennent bien du même atelier. "Hôtel Paradise" et "Belle Ruin" ("Le meurtre du lac" et "Les fantômes du palace"), ce sont d'abord des noms de lieux. Passer du silence à l'énonciation, c'est tenter de donner du sens à sa propre vie quand comme Emma, on passe inaperçue aux yeux des adultes et même de sa propre mère.
Pas étonnant qu'elle enquête sur le sort d'une petite fille noyée dans le lac, une petite fille confiée à des tantes qui ne lui parlaient pas pour la punir de son existence, où qu'elle cherche à savoir dans "Les fantômes du palace" ce qu'est devenu le bébé kidnappé vingt ans plus tôt. Spirit Lake, Cold Flat Junction, Mirror pond… les lieux sont magiques parce qu'ils écrivent l'histoire. "C'est comme si Cold Flat attendait quelque chose qui lui aurait donné forme".
Dans "Les mots qui tuent", la seule aventure américaine de Jury, le Cheval est un pub de Baltimore dont "on hésiterait à pousser la porte si on ignorait ce qui se trouve derrière. Elle avait un air sournois, cette porte." Et malgré tout, Jury la pousse encore. Il est devenu commissaire, un peu en marge mais toujours fidèle en amitié à Melrose Plant. "Le paradoxe du menteur" est un concentré de "funambulisme" littéraire.
Derrière la porte de l'Old Wine Shades, il y a un homme qui raconte une histoire. Une femme, son fils et son chien ont disparu. Le mari est dans une clinique. C'est un spécialiste de la théorie de Schrödinger, la fonction d'onde et le paradoxe du chat qui pourrait être vivant et mort en même temps. Dans cette bouillie quantique, Richard Jury est en quête d'une enquête, victime d'un vertige pirandellien. "Un homme entra dans un pub"… .
La machine romanesque est une bouche qui commence à produire quelques sonorités dont les couleurs et les parfums esquissent les frontières d'un décor soudain saisi par une humanité vibrante. Ne nous taisons jamais. Le monde est un miracle.
Les enquêtes de l'inspecteur Jury – Martha Grimes – Omnibus – 940 pages – 26 € - (en 2014, l'ouvrage a disparu du catalogue Omnibus pour une affaire de droits. Les quatre romans sont disponibles en Pocket: Le Mauvais Sujet – 416 pages – 6,80€, L'Énigme de Rackmoor – 352 pages – 6,20€, Le Collier miraculeux – 352 pages – 6,20€ et Le Vilain Petit Canard – 320 pages – 6,20€)
Le paradoxe du menteur – Martha Grimes – Pocket – 480 pages – 7,70€
Les fantômes du palace – Martha Grimes – Pocket – 468 pages – 7,30€
Lionel Germain – D'après un article publié dans Sud-Ouest-dimanche le 7 juin 2009