Le premier intérêt de ce gros pavé c’est qu’il ne ressemble à aucun autre, ensuite c’est sa tonalité bon enfant absolument dénuée des a priori de tous les sachants qui ne peuvent s’empêcher de pontifier sur la SF d’encyclopédies en anthologies, ignorant souvent ce que leurs prédécesseurs ont fait.
Alain Grousset, né en 1956, en a pourtant vu des choses – et écrit pas mal de bouquins dans le genre. Mais il adopte un peu la méthode prudente de Diogène Laërce, fameux auteur grec ancien des Vies et doctrines des philosophes illustres: c’est peut-être ça, mais c’est aussi peut-être autre chose, en tout cas certains le prétendent.
Plus qu’un guide chronologique, ou thématique, ces "petites histoires" sont une déambulation facétieuse à travers les méandres de ce gros demi-siècle (qu’il arrête à l’an 2000 pour une raison au symbolisme évident), – ou, presque, le voyage de découverte amusé et émerveillé d’un chineur dans les rayons d’une de ces bouquineries que l’auteur évoque parfois, où l’on trouvera à coup sûr des trésors oubliés...
Et des trésors ou des trouvailles, dans ce livre, il y en a…
Moments d’anthologie pour commencer, le récit, emprunté à Christian Grenier, des débuts de la Charte des écrivains jeunesse, l’équipée héroï-comique de quatre auteurs embarqués sous la pluie dans la campagne bretonne pour des interventions en milieu scolaire, et qui s’aperçoivent qu’on est en train de les gruger, l’organisation n’étant même pas capable de payer les repas et les frais de déplacement! Autre moment, le chassé-croisé éditorial étonnant du jeune Dominique Douay, alors écrivain en herbe, entre Régine Desforges et la littérature érotique – elle le bluffe, et Gérard Klein et la science-fiction pure et dure – il le rembarre!
Il y a encore la saga familiale d’Armand de Caro, qui, coiffeur de son état, entre comme comptable à la World Press et finit par fonder en 1949 le Fleuve Noir avec son frère et son beau-frère, après avoir découvert Jean Bruce, futur auteur d’OSS 117, Georges-Jean Arnaud et San Antonio, excusez du peu!
C’est sur ces marges de la littérature populaire, l’espionnage, le polar, la littérature libertine (entre érotisme et porno), le paranormal, que le livre est souvent prolixe: la SF à ses débuts doit se démarquer de voisinages trop encombrants, la parution en 1960 du "Matin des magiciens" de Pauwels et Bergier et un peu plus tard de la revue Planète seront clivantes à cet égard, comme vingt ans plus tard le clash entre tenants d’une "Nouvelle SF Française" jugée d’extrême-gauche et la vieille garde franchouillarde (presque déjà "fachosphérisée") menée par Jimmy Guieu et Richard-Bessière qui plus est "soucoupistes" pour reprendre l’expression de Gérard Klein.
Ces empoignades, comme celles aussi entre les grands directeurs de collection en bisbilles parfois pour de mesquines questions d’ego, relèvent presque d’un clochemerle du village SF.
Il y a aussi des rappels douloureux, la folie meurtrière de Claude Cheinisse qui ne supporta pas la perte de son épouse Christine Renard et mit fin à ses jours en 1982 après avoir tué sa mère et ses deux filles, l’assassinat en 1984 de Gérard Lebovici, le fondateur des Éditions Champ Libre, le suicide de Jean-Louis Fraysse en 2011 après le décès de son épouse Marcelle Perriod (à quatre mains ils écrivaient ensemble les livres signés "Michel Grimaud").
"Démons et merveilles", un titre de Lovecraft plusieurs fois cité dans le livre, c’est un peu ça ces petites histoires de la SF française, de vieux démons, et des merveilles…
Attardons-nous sur les merveilles pour finir, la longue litanie des librairies souvent éphémères fondées avec quatre sous et trois bouts de ficelle par des amateurs éclairés et un peu allumés, aux noms qui font rêver, "La Balance" - que hantaient Boris Vian ou Raymond Queneau, "L’Atome", "La Mandragore", "Les Yeux fertiles", "Pellucidar", les revues tout aussi mythiques dont parfois des collectionneurs sont prêts à payer des fortunes pour un dernier numéro imprimé mais non paru, et peut-être jamais réellement mis en page…
Ah! ce n° 159 de Galaxies inventé de toutes pièces dans une biblio publiée par le luxueux prozine Fantascienza et qui rendit fou le collectionneur Francis Temperville! Ah! ce numéro 38 d’Horizons du fantastique imprimé en 1976 et qui ne fut distribué chichement qu’aux participants de la Convention de SF d’Orléans en 1993!
Et les Conventions de SF! Metz, en 1977, avec Philip K. Dick et sa fameuse conférence "Si vous pensez que ce monde est mauvais, vous devriez en voir quelques autres!", qui vit la moitié de l’auditoire quitter les lieux avant la fin face à des propos jugés incompréhensibles… Et Bordeaux en 1981, organisée par l’inénarrable Francis Valéry, une rencontre quasi surréaliste que certains n’hésitèrent pas à appeler "bordelcon"!
Ce récit vivant et foisonnant a cependant été écrit un peu à la va-vite et pâtit d’une relecture sans doute sommaire, il y a des coquilles, des redites, et, faute d’index, le lecteur se perd en conjectures, n’a-t-il pas déjà lu ça avant, mais où, mais quand (par exemple tout ce qui concerne le collectionneur Pierre Versins et sa Maison d’Ailleurs à Yverdon en Suisse)? La typographie est elle aussi aléatoire, on bascule de l’italique au romain sans doute au hasard d’un clic et sans raison apparente – mais ce n’est qu’un détail qui n’enlève rien au charme de l’ensemble, et à sa fantaisie.
Le charme, la fantaisie, c’est bien de cela qu’il s’agit, ça correspond un peu au fameux "sense of wonder" de la SF chez nos amis anglo-saxons. Science, fiction ou fantaisie, un essai sur la SF c’est aussi de la SF.
Petites histoires de la science-fiction française – Alain Grousset – ActuSF – 507 pages – 22,90 € - ***
François Rahier
François Rahier