On l’oublie souvent, ce sont deux anticipations versifiées qui couronnent La Légende des siècles de Victor Hugo, "Pleine mer" et "Plein ciel". Et parfois des épigraphes empruntées à Hugo ouvrent des romans de la collection "Anticipation" du Fleuve Noir, extraits de La Fin de Satan en particulier.
Victor Hugo, auteur de SF ou d’heroic fantasy? Non, bien sûr, dans la mesure surtout où le genre appartient à la littérature d’aujourd’hui. Mais une anticipation comme "Plein ciel", odyssée d’un aéroscaphe sillonnant les cieux d’une planète engloutie après on ne sait quelle catastrophe, nouvelle arche d’une humanité quittant une Terre naufragée, ne préfigure-telle pas maint récit du genre?
Il serait étonnant de ne pas trouver chez Hugo le visionnaire une pensée anticipatrice: elle figure là, dans les poèmes ultimes de La Légende des siècles, comme dans les fragments de La Fin de Satan ou de Dieu, anticipations métaphysiques qui complètent les anticipations sociales, les élans d’utopies que l’on trouve dans le discours d’Enjolras (Les Misérables, 5e partie, I, 5): "Citoyens, vous représentez-vous l’avenir?... Dompter la matière… Réaliser l’idéal", ou ailleurs: "Voyez-vous l’immense porte entrebâillée de l’avenir?" (dans la pièce Mille francs de récompense, V, 6).
Mais Victor Hugo, à l’encontre de Zola dans ses dernières œuvres, s’est bien gardé de décrire précisément ce que serait la société future. Il est plus à son aise dans le formidable fantastique de La Légende des siècles, où puisant dans l’imaginaire pur et certaines traditions historiques et littéraires il balise bien des axes qu’exploreront au XXe siècle les auteurs d’heroic fantasy.
Bien sûr Hugo est avant tout un poète, et ses "petites épopées" sont très différentes des grands cycles romanesques de Burroughs, Howard ou Lin Carter. Cela n’a pas empêché Moorcock et d’autres écrivains anglo-saxons d’heroic fantasy de le reconnaître pour l’un de leurs maîtres. L’épopée fantastique de Victor Hugo (l’expression traduisant à peu près les termes anglais d’heroic fantasy) appartient à notre patrimoine.
On y retrouve, dans des décors que l’écrivain a su également recréer par le pinceau (cf. son œuvre graphique), des personnages hors du commun, magnifiés par la distance épique absolue, un destin sombre ou valeureux et la présence constante du merveilleux: Nemrod, dans La Fin de Satan, qui avait pour glaive un clou de l’Arche et construisit une machine volante pour aller défier Dieu; Kanut "le parricide" (Légende, X, 1) sur qui pleuvait le sang; Tiphaine, dont "l’Aigle du casque" finit par punir les crimes (XVII, 4); ou Masferrer, héros pyrénéen qui s’affronte à un roi-bandit dont l’armure fut soudée avec le plomb bouillant de l’Enfer (XXI, 2); avec ce dernier héros, nous quittons les contrées hyperboréennes ou les temps immémoriaux chers aux auteurs contemporains d’héroic fantasy pour fouler des territoires plus familiers…
Les Travailleurs de la mer - Hugo |
La Légende des siècles - Victor Hugo - (Garnier-Flammarion ou Livre de poche) – 510 pages – 8,50€ - ****
La Fin de Satan - Victor Hugo - (Poésie/Gallimard) – 320 pages – 11,20€ - ***
Victor Hugo visionnaire - Pierre Seghers - (Robert Laffont), album de 95 pages offrant un choix de reproductions en couleur des œuvres graphiques - ***
François Rahier