Deuxième réédition du cycle romanesque d'Ed McBain consacré au 87ème District d'Isola
"Les silhouettes claires des immeubles s'élancent à l'assaut du ciel, dévorant l'azur. (…) La nuit, en descendant le long de River Highway, la voie sur berge, des myriades de soleils vous éblouissent (…) Les fenêtres des immeubles grimpent de plus en plus haut vers les étoiles en lumineux rectangles, et vont se fondre dans le halo vert, jaune et orange qui embrase le ciel. Les feux verts et les feux rouges ont l'air de vous faire de l'œil, et, le long du Stem, tout cet étalage incandescent se mélange en une aveuglante orgie de couleurs." ("Du Balai", traduit de l'américain par Jacques Chabot et Raoul Amblard – 1956-Gallimard)
En 53 romans, Ed McBain a été le prodigieux chef d'orchestre à la baguette du premier héros collectif du roman policier, le 87ème District de la ville imaginaire d'Isola. Né en 1926, Salvatore Lombino du "nice italian ghetto" de New-York rêve de de devenir un artiste avant de s'engager dans la "Navy" pendant la Seconde guerre mondiale. C'est en profitant de son temps libre à bord d'un destroyer qu'il découvre la littérature de Hammett à Hemingway en passant par James Cain. Professeur d'anglais à son retour à terre, puis standardiste et même vendeur de homards par téléphone, il a le CV idéal de l'auteur de polar américain qu'il devient à partir de 1952 sous le pseudonyme d'Evan Hunter. Comme le rappelle Jacques Baudou dans sa préface, c'est une série télé imaginée à l'origine pour la radio en 1949 qui inaugure la "police procedural school" à laquelle McBain va emprunter les codes de ses romans dédiés au 87ème District. "Dragnet", la série en question, restituait pour la première fois le déroulement d'une enquête policière, de la découverte d'une scène de crime à l'arrestation du coupable en privilégiant le réalisme des interrogatoires de suspects et les analyses d'indices.
Lors d'un passage à Paris en 1999, on lui avait demandé pour SOD s'il pensait que cette série aurait une carrière aussi longue.
"Non. Pas du tout. J'avais un contrat pour trois livres. J'avais proposé à mon éditeur l'idée d'avoir non pas seulement un homme mais une équipe de policiers comme héros. (…) Mais je n'avais jamais rêvé que ça prendrait cette importance. J'écrivais comme on dit en Amérique with my left hand, de la main gauche. Comme j'écris vite, c'était juste pour moi l'occasion de trouver le temps d'écrire quelque chose de plus sérieux."
McBain est mort en 2005. De 1956 à cette date, par la magie du "temps élastique", ses héros n'auront pris qu'une dizaine d'années.
Carella, le bon flic, fils de boulanger marié à une femme sourde et muette qui lui donnera deux jumeaux, Meyer Meyer, l'inspecteur juif qui ne met jamais les pieds dans une synagogue et aime le rôti de porc, Bert Kling, juvénile mais vétéran de la guerre de Corée, Arthur Brown, noir qui a "l'air d'un nègre", c’est-à-dire qu'il n'a pas le profil acceptable de Sidney Poitier aux yeux des Blancs. Tous irrités d'être réduits à des "origines" alors qu'ils se revendiquent simplement "américains". Et puis l'inspecteur Ollie Weeks, du 83ème District, le "Béru" de la police d'Isola sans le côté sympathique du héros de Frédéric Dard. C'est un flic raciste dont l'antisémitisme est à peine tempéré par sa détestation plus grande encore des "nègres" parmi lesquels il affirme bien-sûr compter ses meilleurs amis.
Peu de femmes mais de beaux portraits quand même comme celui d'Eileen Burke, Inspectrice et fille de flic irlandais tué en service, la dure-à-cuire Annie Rawles de la brigade des viols, ou encore le magnifique personnage de Sharyn Cooke, chirurgien qui travaille aussi pour la police. C'est une femme noire et sa relation amoureuse avec Bert Kling n'efface en rien les préjugés qui accompagnent les rapports interraciaux aux États-Unis.
L'adhésion du lecteur est due à cette alchimie des personnages contrastés dont l'auteur implique la vie personnelle dans le déroulement purement policier des intrigues, et à la puissance du décor qu'on a souvent comparé à un protagoniste des romans même si McBain ne partageait pas complètement cet avis: "Disons que c'est un personnage secondaire qui donne forme à ce qui s'y passe. Il y a une présence pesante de cette ville, massive, un peu comme un château qui projette son ombre".
Isola dont " Les feux verts et les feux rouges ont l'air de vous faire de l'œil" est le reflet de Manhattan. Quand Dos Passos glisse sa caméra sur le ruissellement "de lumières blanc-gin" dans les pages de son Manhattan Transfer, McBain projette "une aveuglante orgie de couleurs" sur la ville menaçante où veillent les hommes du 87ème District.
Les chroniques du 87ème District – Ed McBain – Préfaces de Jacques Baudou – (9 volumes) – Omnibus Presses de la Cité – chaque volume 28€ - ****
Lionel Germain