Deux classiques de la SF qu’il est intéressant de relire, le premier constamment réédité, le second un peu oublié peut-être. Aussi opposées soient-elles, les visions qu’ils offrent de l’avenir se rejoignent dans le cauchemar…
Avec "Un bonheur insoutenable" d’Ira Levin – qui a été l’auteur dans les années 60 du célèbre "Rosemary’s Baby" – nous entrons de plain-pied dans un monde "parfait", aseptisé et uniformisé, où les différences individuelles sont réduites au maximum, mêmes vêtements unisexes, nourriture diététique identique pour tous à base de "gatototaux", un choix de quatre prénoms seulement pour les enfants, suivis d’une immatriculation assez complexe, le "noméro" (contraction de nom et de numéro), un monde où l’avenir de tous au sein de la Famille est choisi et garanti par UniOrd, gigantesque ordinateur enfoui au fond des Alpes: relations sexuelles pour tous 10 mn par semaine à partir de 14 ans, études, profession, mariage, procréation, déplacement, mort enfin (à 62 ans), tout est programmé.
Dans une ambiance de religiosité entretenue à l’ombre des quatre grands prophètes qui ont préparé Uni, "Christ, Marx, Wood et Wei", tous les membres se soumettent régulièrement au Traitement qui les abrutit à coups de tranquillisants diminuant leurs fonctions, et dénoncent fraternellement toutes les brebis galeuses faisant preuve d’un peu d’originalité.
C’est justement l’histoire d’un de ces déviants qui nous est contée: Li RM35M4419 autrement dit Copeau, qui a un œil marron et un œil vert. Hommage à la diversité du vivant, Ira Levin fait de ceux qui sont différents les porteurs de l’espoir: parce qu’il n’est pas tout à fait comme les autres Copeau parviendra à échapper à Uni, à rejoindre les îles sauvages où vivent les "malades" (îles qui ont pourtant été rayées de la carte), et à revenir détruire l’ordinateur.
Il rendra ainsi les hommes libres, mais leur fera aussi découvrir l’incertitude et l’angoisse. À la fin une averse inattendue surprend les personnages (la météo n’est plus programmée, l’ordinateur ayant été détruit). Les gens l’accueillent avec sérénité même si ce n’est pas forcément agréable. C’est le signe que la Nature reprend ses droits. Et elle est aussi imprévisible que l’homme.
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"Naissez, nous ferons le reste" de Patrice Duvic (1979) nous introduit dans un monde qui semble plus proche du nôtre, surtout parce qu’il est rongé par nos tares, TV, publicité, consommation institutionnalisée, mépris total de la personne humaine. On y achète un bébé-éprouvette garanti 5 ans pièces et main d’œuvre.
Les supermarchés – où sévissent les "chargeurs" semi-clandestins recrutés par la Direction pour remplir à son insu le caddy de la ménagère et corser ainsi l’addition – mettent en vente libre des médicaments achetés par une population assistée médicalement en permanence et dont la santé s’altère pourtant de jour en jour, pendant que l’armée organise des manœuvres à tir réel pour tester la résistance du matériel humain produit par les laboratoires de génétique appliquée.
Le héros, qui vient d’acheter un bébé-éprouvette et ne peut, pour cette raison, faire face pour le moment aux frais qu’occasionnerait une greffe du foie, découvre un jour la vérité, et la clé du système: dans le but d’assurer un profit maximum aux firmes principalement pharmaceutiques qui détiennent en fait les rênes du pouvoir, l’ensemble de la production est soumise à la "loi d’obsolescence calculée", c’est-à-dire qu’on ne livre à la consommation que des produits usés et à la limite hors d’usage, machine à laver, téléviseur, foie ou… bébé-éprouvette!
Il décide d’enrayer les rouages du système pour, peut-être, le détruire: il laisse passer sur la chaine de contrôle dont il est responsable des produits neufs et retire les usagés, il refuse le jeu de la greffe d’organe (pièce indispensable de l’ensemble), et se laisse mourir le sourire aux lèvres.
Cauchemar d’une société déglinguée par la recherche du profit à outrance où la santé devient une marchandise, cauchemar d’une société organisée à la perfection où l’initiative et l’acte libre sont considérés comme des maladies. Des cauchemars qui ont leur source dans les maux qui nous rongent déjà: retour des idéologies totalitaires, théories complotistes, dérives possibles des biotechnologies, cyberaddictions, manipulations de l’information, intox, infox. La fiction est bien l’instrument privilégié pour interroger le réel.
Un bonheur insoutenable - Ira Levin - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Guillot - J’ai Lu/Nouveaux millénaires - 380 pages - 21€ (dernière édition 2018) - ***
Naissez, nous ferons le reste - Patrice Duvic - Science-Fiction/Presses Pocket - 152 pages – (1979) (réédition numérique FeniXX) - ***
François Rahier