Il y a une construction éblouissante dans ce livre qui s'ouvre sur une fresque murale devant laquelle passe le public indifférent de Los Angeles. Une ancienne détenue va l'animer pour nous raconter l'histoire de tous ces personnages. Une histoire de femmes, de femmes violentes traquées par une femme flic aussi violente que ses cibles. Ivy Pochoda a aiguisé sa rage pour en découdre avec cette fureur qui domine le monde.
Dios et Florida se sont rencontrées en cellule et leur échappée n'est qu'un retour à la domestication des âmes et des corps. Leur parcours criminel est la mauvaise réponse que leur imposent des matons et des maris pervers.
Après "L'autre côté des docks" et "Route 62", la native de Brooklyn séduit toujours autant par la puissance de son style. Laissons alors au silence de la fresque le soin de refermer ce roman hypnotique.
Dios et Florida - Ivy Pochoda – Traduit de l'américain par Adélaïde Pralon – Éditions Globe – 336 pages – 23€ - **** Lionel Germain
Le scandale du Watergate éclatait en 1972, il y a plus de 50 ans maintenant. Opération qui visait à espionner le Parti Démocrate en cette année cruciale de réélection pour Richard Nixon. La série se concentre sur les histoires méconnues et les personnages oubliés du scandale, optant, pour la première fois, en faveur du récit du point de vue des protagonistes de l’ombre. Ombre que ne connaît pas Martha Mitchell (Julia Roberts, à la justesse exceptionnelle), l’épouse de John N. Mitchell, procureur général de Nixon (Sean Penn, méconnaissable sous son maquillage), "desesperate housewife" sans filtre, bien connue pour son franc parler.
C’est elle qui, devant les caméras des médias américains, va révéler au grand jour les malversations de la Maison-Blanche et l’implication du président dans le scandale du Watergate. Et c'est elle bien sûr que l’on fait passer pour hystérique, jusqu’à la kidnapper et la droguer pour la maintenir sous surveillance, après une campagne de diffamation orchestrée par la Maison-Blanche, mais également, en partie, par son mari.
Le titre "Gaslit", outre la signification de "manipulés", désigne une méthode, le "gaslighting", forme subtile, complexe et cachée de manipulation psychologique. Lanceuse d’alerte avant l’heure, Martha Mitchell surnommée, au choix, "La Cassandre du Watergate" ou "La Bouche du Sud" ("The Mouth of the South")en raison de son débit de parole et de son accent de l’Arkansas, verra, au bout du compte, son mariage imploser.
Avec "Gaslit", le choix du scénariste Robbie Pickering ("Mr Robot") et du réalisateur Matt Ross ("Captain Fantastic") est de changer la perception du public sur la protagoniste principale, figure très controversée aux Etats-Unis. Thriller historique mais aux airs de comédie, la série s’affirme bien différente du célèbre et rigoureux "Les hommes du président" d’Alan J. Pakula (1976), mais ne manque ni de crédibilité ni d’authenticité grâce à la grande qualité de la reconstitution des années 1970.
Dans sa propre analyse des faits, Robbie Pickering nous livre une ultime piste confondante sur le rôle de lanceuse d’alerte de Martha Mitchell: "Si elle s’est mise à parler de Nixon dans la presse, ce n’était pas pour dénoncer ses abus de pouvoir, mais parce qu’elle était jalouse que son mari lui consacre tout son temps! C’est ce geste égoïste qui a ouvert les vannes".
Gaslit – Apple TV VOD, CANAL VOD - ****
Créée par Robbie Pickering
Réalisée par Matt Ross
Avec Julia Roberts, Sean Penn, Dan Stevens, Betty Gilpin, Shea Whigham, Darby Camp Alain Barnoud
De la Colombie des narcotrafiquants ou des FARC en voie de repentance aux forêts andines regorgeant de mythes ou de leurres, ce roman haletant, flirtant avec le fantastique et l’ésotérisme peut se lire aussi comme un guide de voyage à haut risque.
Escorté d’un bon garde du corps, on y apprend comment déguster une "bandera paisa", le plat national, ou fumer le puro de là-bas – moins bon que le cubain, en buvant force "Vive 100". Et le rêve des cités d’or, poursuivi par les anciens conquistadors, Indiana Jones ou le colonel Fawcett qui fut son modèle, reprend les hommes. Au risque de se perdre, ou de tout perdre.
Le livre avait été publié il y a quelques années sous le titre de "Comuna 13": haut-lieu d’une guerre urbaine qui a ravagé ce quartier de Medellin au début des années 2000, aujourd’hui symbole du renouveau de cette métropole colombienne.
Le changement de titre rend mieux compte du projet de l’auteur: Philippe Ward, nom de plume de Philippe Laguerre, auteur de romans et nouvelles fantastiques et longtemps directeur de collection, est de longue date passionné d’archéologie fantastique et tout ce qui touche aux civilisations englouties du continent sud-américain lui tient à cœur.
Le Testament inca – Philippe Ward – Inanna éditions – 280 pages – 12€ - *** François Rahier
Un roman au suspense intégral, ça n'existe pas. Ou alors grâce à des rebondissements fabriqués comme on les aimait dans les feuilletons du 19ème. En général, un bon polar se doit d'ouvrir le parachute émotionnel au troisième quart du livre. Le temps d'installer l'épilogue et d'assurer au lecteur une bonne reprise cardio-vasculaire.
Andrea Mara ne respecte aucune de ces règles. Le roman démarre sur une énigme abyssale. Marissa a répondu favorablement à l'invitation de son jeune garçon pour un anniversaire. C'est la nounou de la famille invitante qui l'a pris en charge à la sortie de l'école. Pourtant, quand la maman vient le chercher en fin d'après-midi à l'adresse qu'on lui a donnée, elle tombe sur une inconnue qui n'a pas d'enfant et donc pas d'anniversaire à fêter. Milo, le fils de Marissa a bel et bien disparu. Tout comme la nounou.
L'exploit d'Andrea Mara, c'est de figer la situation tout en explorant l'environnement de Marissa. On se trouve alors embarqué au long cours pour près de 500 pages, pris dans le roulis anxiogène d'une intrigue qui ne semble jamais devoir accoster en pays ami. Un véritable tour de force narratif avec une résolution en trompe-l'œil et un épilogue en toute dernière page. Mais lesté d'une critique féroce de la grande bourgeoisie irlandaise.
Toutes ses fautes – Andrea Mara – Traduit de l'anglais (Irlande) par Anna Durand - Points – 480 pages – 9,90€ - *** Lionel Germain
On pourrait vous dire que la chute est prévisible ou au contraire que le dévoilement du coupable est une surprise, mais aucune posture critique ne convient à Ivar Leon Menger. S'il invite ses lecteurs à ne rien dire de cette intrigue au cours de laquelle des enfants disparaissent sans laisser de traces, on peut glisser un mot sur les personnages. Le flic retraité qui mène l'enquête est l'ami qu'on se souhaite pour découvrir le petit village allemand de l'Odenwald. Vous allez y croiser les suspects. Cherchez le coupable.
Dans la forêt du croque-mitaine - Ivar Leon Menger – Traduit de l'allemand par Justine Coquel – Belfond noir - 368 pages – 22€ - ***
En pleine nuit, sur une route des Ardennes françaises perdue dans la montagne et dans les bois, un homme s’acharne à pousser une voiture dans le ravin. Une femme gît sur le siège passager, la voiture s’embrase après que l’homme y a mis le feu. Tom Leroy (Lucas Meister), c’est lui, policier belge, qui explique aux gendarmes français appelés sur les lieux qu’il a pu réchapper à l’accident de voiture et à l’incendie, mais que sa femme n’a pu quitter à temps le véhicule.
Personne ne contredit sa version à part Philippe (Michaël Abiteboul), le gendarme (français) qui sera chargé de l’enquête et qui connaissait bien la victime. Persuadé que la femme a été assassinée, il se heurte à sa hiérarchie soucieuse de classer l’affaire le plus vite possible.
Dans la petite communauté frontalière wallonne laissée de côté par la modernité, Linda (Bérangère McNeese), femme de Tom – bon chrétien en plus d’être policier – est une esthéticienne gérante d’un salon de bronzage artificiel. Va débuter pour ce couple, criblé de dettes, un jeu de massacre né de la bonne vieille idée de l’arnaque à l’assurance-vie. Quitte, sans plus se soucier de la morale, à franchir la ligne rouge. S’interrogeant sur leur situation sans issue et sur d’éventuels scrupules, Tom ne sait objecter à Linda que: "On va pas faire ça, on est des gens bien".
Le récit, au ton grinçant, virant souvent à l’absurde, ne manque pas de perfidie et fonctionne malgré les surenchères loufoques qui frôlent le trop plein jusqu'à rendre la conclusion difficile. On reste cependant captivé par l’histoire et le chemin de croix "de gens bien qui ne voulaient faire de mal à personne".
Dans ce polar belge à l'humour noir et aux personnages déjantés, les trois auteurs Stefan Bergams, Benjamin d’Aoust et Matthieu Donck (tous trois déjà à l’origine de la série La Trêve en 2016)ne désavouent pas leur proximité avec les frères Coen, mais aussi avec Columbo (on sait en effet dès le départ qui a provoqué la mort de la femme calcinée dans la voiture).
Quelques touches également de Fargo et de Twin Peaks et des "guests" qu’on retrouve campant des personnages savoureux et bigarrés, telle Corinne Masiero en guichetière de gare impavide, François Damiens en expert automobile foireux, ou Peter Van den Begin (le cousin Serge) extraordinaire en psychopathe à tendance paranoïaque.
Sans oublier la note comique des querelles frontalières picrocholines entre policiers-enquêteurs belges et français. Une série avec laquelle on peut se faire du bien.
Des gens bien (6 épisodes)- Arte VOD ***
Créée et réalisée par Stefan Bergams, Benjamin d’Aoust et Matthieu Donck
Avec Lucas Meister, Bérangère McNeese, Peter Van den Begin, Michaël Abiteboul, India Hair, Dominique Pinon, Corinne Masiero, François Damiens, Lucile Vignolles, Gwen Berrou, Bouli Lanners
Les chevaliers blancs sont souvent les meilleurs au générique du roman noir. Et on peut dire que Fabrice Tassel a soigné son casting. Charles Perrière, patron de la police des polices, est un père-la-morale sans peur et sans reproche. En tant que chef de l'IGPN, on sent bien qu'il éprouve une jouissance un peu exagérée à remettre les brebis galeuses à leur place, mais aux yeux du public, il reste un flic exemplaire et un père de famille admirable.
Fabrice Tassel amène habilement son lecteur à redouter ce que cachent les apparences. L'homme parfait traîne un dossier qui s'épaissit au fil des pages. Double vie et trahison forment le prélude du drame qui s'annonce. Plus voluptueux est l'envol, plus dure sera la chute.
On ne sait rien de toi - Fabrice Tassel – La Manufacture de livres – 384 pages – 19,90€ - *** Lionel Germain
Trois ados du collège François Pompon – ça ne s’invente pas, c’était un sculpteur connu en Côte-d’Or et plus précisément à Saulieu, où se déroule l’action –, se trouvent précipités en pleine seconde guerre mondiale et portent secours à un jeune juif poursuivi par les nazis.
Une trame classique de récits de prescription à base mémorielle dont les éditeurs de littérature pour la jeunesse usent et abusent depuis quelques années. Oui, il s’agit bien d’un livre pour la jeunesse, court roman ou longue nouvelle sans difficulté de lecture. La seule difficulté pour de jeunes lecteurs serait celle de la découverte du quotidien d’une époque dont on parle peu en vérité.
C’est celle aussi des personnages, bien de leur temps, une fille et deux garçons, la fille, Justine, jeune black à l’aise dans ses baskets, les garçons, Jean, gay et lecteur boulimique, et Jawed, un jeune syrien exilé avec sa famille dans ce coin de Bourgogne.
Si la couleur de peau de Justine et l’homosexualité de Jean sont sans conséquence sur le récit, l’antisémitisme de Jawad qui compare à un moment la Shoah et la guerre d’Israël contre la Palestine aujourd’hui est longuement questionné dans l’histoire et suscite un débat intéressant entre les personnages.
Auteur et éditeur en région, Dominik Vallet est aussi spécialiste de BD et de SF. Le sous-texte de cette histoire de voyage dans le temps abonde en références aux bandes dessinées de l’âge d’or et à la littérature de SF (les livres que Jean lit et relit). Ce sont d’ailleurs les miasmes empoisonnés échappés des pages du livre du "poète dément" Abdul Al-Hazred (emprunt manifeste à Lovecraft) imprudemment feuilletées dans un grenier qui entraînent les protagonistes dans ce voyage à rebours, un rêve peut-être, mais pas que…
Pour les jeunes lecteurs ce voyage dans le passé est aussi une invite à redécouvrir l’histoire, l’occupation et la résistance dans le Morvan, l’héroïsme du maquis de Dun-les-Places… Contant le périple de ses héros vers la zone libre à la fin de l’histoire l’auteur égrène les noms des localités qu’ils traversent, un peu à la manière d’Aragon dans "Le Conscrit des cent villages": Mhère, Montreuillon, Aunay-en-Bazois, Rouy, Frasnay-Reugny, Thianges, La Machine, Decize…
Destination zone libre – Dominik Vallet – Courts lettrages/Temps impossibles - 47 pages - 5,90 € - ** François Rahier
Juliette est une femme bien sûr, et pourtant si on y regarde de plus près, l'héroïne de Thierry Brun fait jeu égal avec les mâles alpha. Pas au sens vertigineux qu'on trouve désormais sur la Toile où l'extrême droite revendique sa masculinité toxique, mais dans la maîtrise et la réappropriation d'un univers largement peuplé d'hommes.
Juliette a été dans l'armée, puis garde du corps, puis embauchée par un homme d'affaires sulfureux. Les histoires de Juliette finissent mal, en général. "… elle s'est démenée, adolescente, pour ne pas ressembler à l'homme qui vivait sous le même toit qu'elle. Son père. Celui qui traînait son spleen du soir au matin."
Thierry Brun passe de l'air du temps au souffle intérieur de ses personnages, du plan large où s'ébroue la détresse contemporaine au zoom intime sur cette "mercenaire" dont la modernité appartient pourtant au patrimoine universel du roman noir. Idéal pour les nuits sans sommeil.