mercredi 16 octobre 2024

La fable du changement






C’est l’histoire d’une conductrice de Reines, ces vastes vaisseaux spatiaux destinés à essaimer dans la galaxie la matière qui fait naître la vie. Un jour son errance à travers le grand Vide de l’espace la conduit sur le système Texi-221, une étoile de type naine jaune autour de laquelle gravitent trois planètes telluriques et leurs lunes. 



Ici, la vie des êtres vivants s’organise autour de la Rotation, une étrange migration qui laisse cycliquement une terre en jachère: "Sous notre étoile, nous n’habitons pas toujours les mêmes terres. Nous disons, une sphère pour les hommes, une sphère pour les Bêtes, une sphère pour le Monde".

L’hypothèse de la panspermie, soutenue entre autres par le physicien – et auteur de SF – Fred Hoyle (1915-2001), cette idée que la vie sur Terre et ailleurs aurait pour origine un ensemencement dirigé ou non à partir de germes venus de l’espace, est un peu à la base de ce petit roman. 

Mais le ton est plus généralement celui d’une fable utopique et écologique où l’auteur s’intéresse davantage aux conséquences psychologiques et sociales de la Rotation, la migration à l’occasion de laquelle, tous les 51 ans, les hommes en abandonnant leur planète, rompent avec leurs us et coutumes, leurs habitudes de vie, leur famille, pour tout recommencer sur une terre étrangère – avec une once de nostalgie, mais beaucoup d’attente de ce renouveau. 

Il flotte sur ce récit un peu de l’ambiance libertaire de "La Fête du changement", la belle nouvelle de Michel Jeury publiée en 1975 dans l’anthologie manifeste Utopie 75. C’était il y a presque 50 ans, chez le même éditeur, et dans la même collection, quasiment. 

Le livre de Chloé Chevalier, romancière et scénariste, qui a surtout écrit des fictions destinées aux jeunes adultes, paraît en effet dans la nouvelle collection "Le Labo" Ailleurs et demain, qui propose des fictions donnant à voir "le monde autrement. Une immersion dans des mondes imaginaires et un espace d’exploration de l’écriture". 

Les essaims - Chloé Chevalier – Le Labo Ailleurs & demain/Robert Laffont – 105 pages – 12€ - **
François Rahier



mardi 15 octobre 2024

Parfum de poudre et de poussière


À la recherche d'une épopée, quel pays mieux que le Liban rassemble entre ses frontières longtemps incertaines la violence et les oppositions d'une humanité en colère. Après la trilogie Benlazar, dans laquelle il racontait les années noires de l'Algérie contemporaine, Frédéric Paulin a calé sa caméra dans le Beyrouth de la fin des années 70. 



Précisément le 13 avril 1975 quand les communautés s'affrontent en arrière-plan d'une guerre plus générale entre Israël et les pays arabes. Pour incarner ces haines communautaires, l'auteur a multiplié les angles: du Chrétien Michel Nada, avocat réfugié en France et frère d'un milicien, au personnage de Zia, jeune femme, interprète un temps à l'ambassade de France avant d'être elle aussi happée par la violence du mouvement chiite auquel elle appartient. 


En coulisses mais de façon active, Philippe Kellermann diplomate amoureux du Liban cherche à impliquer le gouvernement français dans le sauvetage du pays alors que la DGSE est également à la manœuvre. 

On retrouve les intrigues amoureuses qui font le sel du feuilleton et les méandres idéologiques dans lesquels se perdent les principaux acteurs du drame. Comment réparer la fracture qui sépare Chrétiens et Musulmans après Chatila?

"Tous ces morts, des femmes, des enfants, des vieillards. Ces tortures et ces corps enterrés à la va-vite (…). Ces bulldozers qui ont aplani les lieux comme pour effacer les crimes."

A la même époque, les choses changent en France aussi. Ce sont les lois Auroux sur les rapports sociaux et les mouvements de grève qu'elles provoquent, le regard nouveau sur les travailleurs émigrés dont les autorités instrumentalisent à l'intention de l'opinion publique les influences étrangères qui les manipuleraient. "La grève n'est plus ouvrière, elle est musulmane."

Toute une tranche d'histoire qui viendra buter sur l'horreur du Drakkar à Beyrouth où une soixantaine de parachutistes français trouvèrent la mort. Un grand roman au parfum de poudre et de poussière.

Nul ennemi comme un frère - Frédéric Paulin – Agullo – 472 pages – 23,50€ - ****  
Lionel Germain


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lundi 14 octobre 2024

Romancier du réel


Que se passe-t-il derrière les apparences d'un enfant sage? Marie Mangez livre l'indice dans les toutes premières pages de ce portrait d'un personnage qui aura bientôt du mal à se reconnaître dans le miroir. Arnaud Daguerre a sept ans quand il devient "faussaire": une mauvaise note en mathématique, insupportable pour cet élève modèle, une première fuite en avant lourde de conséquences qui consiste à transformer le 1 sur 10 en 10 sur 10.
 
C'est en avril 2010 que Fabrice Rousselot, alors journaliste à Libération révèle sous le titre: "un faussaire au New-York Times" la supercherie invraisemblable grâce à laquelle le reporter Jayson Blair confondait roman et investigations. Plus de 600 articles présentés comme des enquêtes de terrain et rédigés en appartement grâce à Internet et aux dépêches d'agence. 



Le personnage de Marie Mangez est lui aussi embarqué dans le vertige de ce premier mensonge et devient le "romancier" du réel. Journaliste au "Miroir", il fabrique pour l'hebdomadaire des reportages que sa timidité lui interdit d'entreprendre. Baroudeur sans bagage, mythomane désemparé par sa propre audace, habité par un étrange double baptisé Léonard, il redoute par-dessus tout la délivrance qu'une confession pourrait lui apporter.




"Il ricane devant la glace, et ce ricanement ne lui va pas. Fausse note dans le décor. On se reprend, Arnaud. Tu es attendu sur scène. Il est temps de rendosser ton costume d'enfant sage."

Les vérités parallèles - Marie Mangez – Finitude – 256 pages – 20€ - ****
Lionel Germain



mercredi 9 octobre 2024

La Belle, le Curé et les grands Anciens


Le nouveau roman de Nicolas Beuglet coche presque toutes les cases du thriller, avec brio: course poursuite à travers des paysages contrastés, la Géorgie, l’hiver, une riche demeure isolée dans la neige, puis l’université de Berkeley, les savanes d’Afrique du sud, l’Autriche, l’Allemagne; couple d’enquêteurs atypique – une experte en art, un ancien flic devenu prêtre; ennemis cachés jusqu’aux sommets de l’État ne reculant devant aucun crime; touche d’ésotérisme enfin avec le secret que recèlent peut-être d’énigmatiques capsules temporelles, – et de science-fiction, avec un possible signal venu de l’espace. 



Mais à trop étreindre… La psychologie des personnages en pâtit, déjà: le prêtre donne deux versions de son passé, guère plus crédibles l’une que l’autre; et la plupart des autres protagonistes manquent d’épaisseur. Seule la jeune experte, Felicia, peut-être la véritable héroïne de l’histoire, s’en sort sans trop de dommages, au propre comme au figuré – elle rejoint là les personnages de femmes auxquelles Beuglet nous a habitués, Grace Campbell, Sarah Geringën. 



La gêne qui s’installe entre les deux personnages obligés à une certaine promiscuité tout au long du récit est souvent meublée par des considérations théologiques un peu rapides, et le professeur Similak, qui propose d’introduire 3% de gênes néandertaliens dans le génome humain tient deux discours contradictoires à la fin, devant deux interlocuteurs différents – ce que remarque Felicia d’ailleurs, sans que le lecteur en soit éclairé pour autant. 

Certes, ce roman nous fait découvrir l’ITCS (International Time Capsule Society) qui recense toutes les capsules temporelles existant de par le monde (179 en France), nous retrouvons le SETI que nous connaissions à travers le GEPAN, auquel nous avait familiarisé l’excellente série française Ovni(s), et une note de l’auteur en fin d’ouvrage nous apprend qu’il a eu l’idée du "projet 3%" en lisant le livre du professeur Slimak sur les néandertaliens. 

Ludovic Slimak est devenu Svan Similak dans le livre. Donc, tout est vrai ou presque. Mais trop d’infos nuisent au "page turner" de ce thriller hyper-documenté, le lecteur cliquant souvent sur Wikipédia pour vérifier l’exactitude ou pas de tel ou tel passage, ou étant tenté d’aller sur Street View pour voir au cas où – Beuglet avouant dans l’entretien qui figure dans le dossier de presse ne choisir pour ses romans que des lieux où il n’est jamais allé…

L’Ultime avertissement – Nicolas Beuglet – XO Éditions – 301 pages – 21,90€ - *
François Rahier



mardi 8 octobre 2024

Braves de comptoir


Étudiants et amis, Adrien et Tony trompent l'ennui et leur débine avec des rêves d'avenir qui les conduisent directement en prison. Le pacte d'origine programmé par Tony prévoyait que la séduction d'une riche héritière leur épargnerait les petits jobs auxquels sont contraints les moins fortunés des étudiants. Déjouer le mauvais sort est plus facile en théorie qu'en pratique et ce premier paragraphe baptisé "The Game" est aussi celui d'une amitié trahie.




A sa sortie de prison, Adrien s'est reconverti en barman. Il est désormais le voyageur immobile qui accueille devant son comptoir les naufragés de la nuit. Grand reporter, artiste, capitaine de navire, tous ont embarqué un jour pour un ailleurs qui les privait de l'essentiel: l'amour d'une femme. En secouant son shaker, Adrien éponge les drames dont les contours embrassent un territoire proche de son propre exil intérieur.
 


"Parce qu'il ne faut pas croire. Boire, c'est le prétexte. La plupart des gens viennent ici pour parler. Et moi, tant qu'ils parlent, je les écoute, et tant que je les écoute, je ne rumine pas. Sauf qu'il y a des jours où les souvenirs ne veulent apparemment pas vous lâcher."

Roman gigogne qui déploie ses ombres dans la lumière ouatée d'un bar de luxe, comme un polar dont la loi du genre menace en permanence la fausse exubérance des conteurs de passage, on s'accroche à la barre cuivrée du comptoir, on se demande avec angoisse jusqu'à quand le personnage d'Adrien résistera aux vents contraires. On connaît la puissance du déterminisme et la faille ténébreuse dans laquelle va sombrer le trop désiré happy-end.

Un petit chef d'œuvre où le tragique de David Goodis se conjugue avec brio au venin de Patricia Highsmith. Irrésistible et passionnant.

Le plus vieux chant du monde - David Agrech – Éditions Do – 424 pages – 23€ - ***** 
Lionel Germain


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lundi 7 octobre 2024

Poussette surprise




Il y a un peu moins d'une dizaine d'années, Arni Thorarinsson nous expliquait au cours d'un entretien sur son polar "L'Ombre des chats" qu'il fallait quand même beaucoup d'imagination aux romanciers pour transformer la bourgade islandaise en capitale du crime. Depuis cette époque, Yrsa Sigurdardottir illustre à merveille cette capacité à générer du noir sur l'hiver glacé de l'île. Dans la dernière aventure du couple Freyja et Huldar, psychologue et flic, un nouveau-né enlevé dans son landau annonce une série funeste sur laquelle plane le drame des mères-porteuses. Nuit noire sur Reykjavik. 


Le Silence - Yrsa Sigurdardottir – Traduit de l'islandais par Catherine Mercy et Véronique Mercy – Actes Sud actes noirs – 400 pages – 23€ - ***
Lionel Germain



mercredi 2 octobre 2024

Avenirs sous garantie


Deux classiques de la SF qu’il est intéressant de relire, le premier constamment réédité, le second un peu oublié peut-être. Aussi opposées soient-elles, les visions qu’ils offrent de l’avenir se rejoignent dans le cauchemar…

Avec "Un bonheur insoutenable" d’Ira Levin – qui a été l’auteur dans les années 60 du célèbre "Rosemary’s Baby" – nous entrons de plain-pied dans un monde "parfait", aseptisé et uniformisé, où les différences individuelles sont réduites au maximum, mêmes vêtements unisexes, nourriture diététique identique pour tous à base de "gatototaux", un choix de quatre prénoms seulement pour les enfants, suivis d’une immatriculation assez complexe, le "noméro" (contraction de nom et de numéro), un monde où l’avenir de tous au sein de la Famille est choisi et garanti par UniOrd, gigantesque ordinateur enfoui au fond des Alpes: relations sexuelles pour tous 10 mn par semaine à partir de 14 ans, études, profession, mariage, procréation, déplacement, mort enfin (à 62 ans), tout est programmé. 

Dans une ambiance de religiosité entretenue à l’ombre des quatre grands prophètes qui ont préparé Uni, "Christ, Marx, Wood et Wei", tous les membres se soumettent régulièrement au Traitement qui les abrutit à coups de tranquillisants diminuant leurs fonctions, et dénoncent fraternellement toutes les brebis galeuses faisant preuve d’un peu d’originalité. 



C’est justement l’histoire d’un de ces déviants qui nous est contée: Li RM35M4419 autrement dit Copeau, qui a un œil marron et un œil vert. Hommage à la diversité du vivant, Ira Levin fait de ceux qui sont différents les porteurs de l’espoir: parce qu’il n’est pas tout à fait comme les autres Copeau parviendra à échapper à Uni, à rejoindre les îles sauvages où vivent les "malades" (îles qui ont pourtant été rayées de la carte), et à revenir détruire l’ordinateur. 



Il rendra ainsi les hommes libres, mais leur fera aussi découvrir l’incertitude et l’angoisse. À la fin une averse inattendue surprend les personnages (la météo n’est plus programmée, l’ordinateur ayant été détruit). Les gens l’accueillent avec sérénité même si ce n’est pas forcément agréable. C’est le signe que la Nature reprend ses droits. Et elle est aussi imprévisible que l’homme.

oooo

"Naissez, nous ferons le reste" de Patrice Duvic (1979) nous introduit dans un monde qui semble plus proche du nôtre, surtout parce qu’il est rongé par nos tares, TV, publicité, consommation institutionnalisée, mépris total de la personne humaine. On y achète un bébé-éprouvette garanti 5 ans pièces et main d’œuvre. 




Les supermarchés – où sévissent les "chargeurs" semi-clandestins recrutés par la Direction pour remplir à son insu le caddy de la ménagère et corser ainsi l’addition – mettent en vente libre des médicaments achetés par une population assistée médicalement en permanence et dont la santé s’altère pourtant de jour en jour, pendant que l’armée organise des manœuvres à tir réel pour tester la résistance du matériel humain produit par les laboratoires de génétique appliquée. 



Le héros, qui vient d’acheter un bébé-éprouvette et ne peut, pour cette raison, faire face pour le moment aux frais qu’occasionnerait une greffe du foie, découvre un jour la vérité, et la clé du système: dans le but d’assurer un profit maximum aux firmes principalement pharmaceutiques qui détiennent en fait les rênes du pouvoir, l’ensemble de la production est soumise à la "loi d’obsolescence calculée", c’est-à-dire qu’on ne livre à la consommation que des produits usés et à la limite hors d’usage, machine à laver, téléviseur, foie ou… bébé-éprouvette! 

Il décide d’enrayer les rouages du système pour, peut-être, le détruire: il laisse passer sur la chaine de contrôle dont il est responsable des produits neufs et retire les usagés, il refuse le jeu de la greffe d’organe (pièce indispensable de l’ensemble), et se laisse mourir le sourire aux lèvres.

Cauchemar d’une société déglinguée par la recherche du profit à outrance où la santé devient une marchandise, cauchemar d’une société organisée à la perfection où l’initiative et l’acte libre sont considérés comme des maladies. Des cauchemars qui ont leur source dans les maux qui nous rongent déjà: retour des idéologies totalitaires, théories complotistes, dérives possibles des biotechnologies, cyberaddictions, manipulations de l’information, intox, infox. La fiction est bien l’instrument privilégié pour interroger le réel.

Un bonheur insoutenable - Ira Levin - Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sébastien Guillot - J’ai Lu/Nouveaux millénaires - 380 pages - 21€ (dernière édition 2018) - ***

Naissez, nous ferons le reste - Patrice Duvic - Science-Fiction/Presses Pocket - 152 pages – (1979) (réédition numérique FeniXX) - ***

François Rahier



mardi 1 octobre 2024

Entrez dans la ronde!




Ce n'est pas un roman choral, plutôt celui d'un auteur omniscient, à la fois scénariste et réalisateur dont la caméra arpente l'intimité de ces "desperate housewiwes". Si la chronologie se construit autour de l'accident d'un enfant dans le coma, l'essentiel de la tension dramatique se concentre sur le personnage de Whitney, mère peut-être abusive de la petite victime. Mais les "voisines", dans le cercle de son malheur se révèlent peu à peu sous la lumière grise des conventions. 



Chacune dissimule une part de culpabilité qui argumente le naufrage du couple traditionnel. Et la ronde au sein de laquelle nous entraîne Ashley Audrain ressemble à un bal de sorcières dont les hommes sont les mauvais génies.

Des murmures – Ashley Audrain – Traduit de l'anglais (Canada) par Julia Kerninon – JC Lattès – 378 pages – 22,50€ - ****
Lionel Germain