On sait tous que les plus belles histoires sont celles qui commencent comme elles vont finir. "Nous les moches. C'est comme ça qu'on aurait dû s'appeler". Et voilà comment s'ouvre et se ferme un roman dont les personnages ont une présence si forte qu'ils nous accompagnent longtemps après cet épilogue.
Officier supérieur dans l'armée française, Jean Michelin en est à son troisième livre. Le premier, "Jonquille", était un récit de guerre. Dans le cadre du retrait des troupes françaises en Afghanistan à l'été 2012, l'exercice littéraire s'attachait à reconstruire les événements en privilégiant la chair des personnages bien réels de cette compagnie. Un point de vue de romancier que confirme la deuxième escapade littéraire.
Publié en 2022 aux éditions Héloïse d'Ormesson, "Ceux qui restent" raconte l'odyssée guyanaise de sous-officiers et d'un jeune lieutenant à la recherche d'un "déserteur", un frère d'armes avec lequel ils ont partagé le deuil d'un autre soldat en "opération". Le colonel s'est peut-être effacé devant l'écrivain mais c'est grâce à son affectation pour l'Otan à Norfolk en Virginie qu'il a pu travailler son regard sur l'Amérique. C'est de là qu'on part dans "Nous les moches".
Jeff, Doug, Seth et Eric sont d'anciens gamins qui avaient cru exister à travers leur groupe de rock au nom improbable, "Obliterator". Blancs, pauvres, et sans le dernier sursaut de rage pour la convertir en succès, ils se sont séparés après le lycée.
Vingt-cinq ans plus tard, une star du rock, Ken Wahl, va leur permettre de reprendre l'aventure à travers une tournée en van entièrement financée. Les vieux de la vieille ont le karma un peu rouillé, Doug le batteur n'est pas en grande forme, Seth est aux abonnés absents, Eric le bassiste aimerait retrouver Johanna, la fille du premier baiser après un concert. Johanna est une femme libre qui vit désormais loin de Norfolk.
A travers cette randonnée existentielle, Jean Michelin brosse le portrait d'une société gavée d'anxiolytiques et de mauvais bourbon. Chaque page est un polaroïd glaçant de vérité. On y traverse des bleds où suinte le désamour de l'Amérique pour elle-même, on y croise des personnages oubliés par l'Histoire, des vétérans hébétés comme si le souvenir des guerres s'était perdu dans les plis poussiéreux des drapeaux qui flottent encore devant chaque pavillon.
C'est une histoire du rock alternatif aussi, la musique de ces "petits blancs" dont le désespoir nourrit les flatulences de MAGA. Une page magnifique sur la brûlure du souvenir quand le narrateur imagine la présence de Johanna au concert de Kansas-City. Il anticipe les retrouvailles prises dans le gel d'une mémoire où se bousculent les notations fugitives, parfum, frisson, corps disparus.
Avec le pressentiment que les plus belles histoires sont celles qui finissent comme elles ont commencé: "Nous les moches, c'est comme ça qu'on aurait dû s'appeler".
Nous les moches – Jean Michelin – Éditions Héloïse d'Ormesson – 256 pages – 20€ - ****
Lionel Germain
Lionel Germain
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