mardi 30 septembre 2025

Bradbury et la baleine verte

 
Ray Bradbury, qui vient de publier ses Chroniques martiennes et commence à avoir une certaine notoriété en tant qu’auteur de SF, débarque à Dublin en 1953 appelé par John Huston pour y travailler au scénario de "Moby Dick". Il découvre alors que l’Irlande est vraiment verte, d’un vert extraordinaire, de toutes les nuances, de toutes les teintes du vert. Un malencontreux coup de vent ramène les nuages et la pluie, à peine a-t-il touché terre. 

L’écrivain américain poursuivra ce fantôme vert six mois durant, se demandant souvent ce qu’on peut attendre de bon d’une île grande comme une chiure de mouche où il pousse plus de champignons que d’enfants, d’une terre écrasée par l’Église que Dieu s’est usé les yeux à trop vouloir observer de près et que ses habitants le pressent d’abandonner avant qu’elle ne sombre corps et âmes.

Pour échapper aux lubies cruelles ou loufoques de Huston, monstre du septième art et tyran domestique que ses voisins appellent ironiquement "Sa Majesté", il fréquentera de plus en plus assidument le pub d’Heeber Finn où l’attend une équipe de joyeux drilles. C’est là que le visiteront les fantômes de Melville et de la baleine blanche. 

C’est là qu’il découvrira l’Irlande de son cœur, cocasse et goguenarde, et quelques emblématiques figures : Hoolihan et Doone, érigeant en sport national le sprint vers le pub, pour échapper à l’hymne quand le mot "fin" s’inscrit sur l’écran du cinéma local, et qu’un jour l’image charmeuse de l’actrice Deanna Durbin a figé sur leurs sièges; Lord Kilgotten, enterré dans un cercueil fait de caisses de vin portant encore les étiquettes des crus les plus prestigieux, qui convie tout le comté à une monumentale beuverie le jour de ses obsèques; ou encore McGillabee dit le Môme, nabot de 46 ans que sa sœur exhibe comme un bébé pour demander l’aumône dans les rues de Dublin, et qu’il retrouve un jour dans un bistrot, sirotant son gin. Fantastique, surréelle Irlande…

Six mois durant, Bradbury traquera sa baleine, persécuté par Huston et par une châtelaine célébrée pour avoir inventé les lits musicaux, poursuivi par des spectres langoureux peut-être sortis de ses propres œuvres, cherchant désespérément le vert irréel entrevu un court instant le jour de son arrivée.

"La Baleine de Dublin", chronique tendre, épique et burlesque de cette aventure, se lit aussi comme un récit initiatique. C’est en Irlande que Bradbury apprend que son pays, qui vient de lui accorder un important prix littéraire, le reconnaît maintenant comme un authentique écrivain et plus seulement comme l’auteur d’histoires de Martiens destinées aux adolescents. C’est en Irlande encore qu’entre Melville et Huston il est rentré en pleine possession de son génie. C’est en Irlande surtout qu’il a rencontré l’humanité, puérile, touchante et sublime.



"La Baleine de Dublin" est le troisième volet d’une autobiographie-fiction qui commence avec "La solitude est un cercueil de verre" réédité cet automne par Denoël dans sa collection "Sueurs froides". Le livre est un hommage aux grands classiques du roman noir américain, une enquête au cœur de la vieille station balnéaire de Venice en Californie baignant dans une inquiétante étrangeté où il est difficile de démêler le fantasme de la réalité. 



Dans "Le Fantôme d’Hollywood", le deuxième volet, le maître de la SF avait poursuivi son autobiographie fiction en jouant avec d’autres codes, après le polar, l’horreur, l’humour et la satire, finement dosés. Embauché à Hollywood pour y écrire le scénario d’un film d’épouvante, le narrateur, dont le bureau jouxte un cimetière, y rencontrait le spectre d’un ancien patron des studios, puis toute une cohorte de monstres qui semblaient échappés des films de genre.

Retour à l’actualité avec l’adaptation en BD du célèbre Fahrenheit 451 porté à l’écran en 1966 par François Truffaut. Le jeune dessinateur espagnol Víctor Santos, qui travaille aussi pour Marvel et DC, livre une adaptation somptueuse de ce chef d’œuvre dystopique de Bradbury qui confirme combien cette histoire résonne puissamment avec notre présent: pourquoi les livres sont-ils si dangereux? Et pourquoi certaines personnes sont-elles prêtes à mourir pour eux?

La solitude est un cercueil de verre – Ray Bradbury – Traduit de l'Américain par Emmanuel Jouanne – Denoël, Sueurs froides – 368 pages – 22€ - ***

Le Fantôme d’Hollywood – Ray Bradbury – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Alain Dorémieux – Denoël, Empreinte – 437 pages – 16,50 € - ***
La Baleine de Dublin – Traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Collon – Denoël, Empreinte – 402 pages – 16 € - ***

Fahrenheit 451 – Víctor Santos – D’après le roman de Ray Bradbury – ActuSF, Ithaque – 160 pages – 19,90 € - **** 
François Rahier



lundi 29 septembre 2025

Quatre garçons dans le van


On sait tous que les plus belles histoires sont celles qui commencent comme elles vont finir. "Nous les moches. C'est comme ça qu'on aurait dû s'appeler". Et voilà comment s'ouvre et se ferme un roman dont les personnages ont une présence si forte qu'ils nous accompagnent longtemps après cet épilogue.
 
Officier supérieur dans l'armée française, Jean Michelin en est à son troisième livre. Le premier, "Jonquille", était un récit de guerre. Dans le cadre du retrait des troupes françaises en Afghanistan à l'été 2012, l'exercice littéraire s'attachait à reconstruire les événements en privilégiant la chair des personnages bien réels de cette compagnie. Un point de vue de romancier que confirme la deuxième escapade littéraire. 

Publié en 2022 aux éditions Héloïse d'Ormesson, "Ceux qui restent" raconte l'odyssée guyanaise de sous-officiers et d'un jeune lieutenant à la recherche d'un "déserteur", un frère d'armes avec lequel ils ont partagé le deuil d'un autre soldat en "opération". Le colonel s'est peut-être effacé devant l'écrivain mais c'est grâce à son affectation pour l'Otan à Norfolk en Virginie qu'il a pu travailler son regard sur l'Amérique. C'est de là qu'on part dans "Nous les moches". 

Jeff, Doug, Seth et Eric sont d'anciens gamins qui avaient cru exister à travers leur groupe de rock au nom improbable, "Obliterator". Blancs, pauvres, et sans le dernier sursaut de rage pour la convertir en succès, ils se sont séparés après le lycée. 

Vingt-cinq ans plus tard, une star du rock, Ken Wahl, va leur permettre de reprendre l'aventure à travers une tournée en van entièrement financée. Les vieux de la vieille ont le karma un peu rouillé, Doug le batteur n'est pas en grande forme, Seth est aux abonnés absents, Eric le bassiste aimerait retrouver Johanna, la fille du premier baiser après un concert. Johanna est une femme libre qui vit désormais loin de Norfolk.



A travers cette randonnée existentielle, Jean Michelin brosse le portrait d'une société gavée d'anxiolytiques et de mauvais bourbon. Chaque page est un polaroïd glaçant de vérité. On y traverse des bleds où suinte le désamour de l'Amérique pour elle-même, on y croise des personnages oubliés par l'Histoire, des vétérans hébétés comme si le souvenir des guerres s'était perdu dans les plis poussiéreux des drapeaux qui flottent encore devant chaque pavillon. 



C'est une histoire du rock alternatif aussi, la musique de ces "petits blancs" dont le désespoir nourrit les flatulences de MAGA. Une page magnifique sur la brûlure du souvenir quand le narrateur imagine la présence de Johanna au concert de Kansas-City. Il anticipe les retrouvailles prises dans le gel d'une mémoire où se bousculent les notations fugitives, parfum, frisson, corps disparus. 

Avec le pressentiment que les plus belles histoires sont celles qui finissent comme elles ont commencé: "Nous les moches, c'est comme ça qu'on aurait dû s'appeler".

Nous les moches – Jean Michelin – Éditions Héloïse d'Ormesson – 256 pages – 20€ - ****  
Lionel Germain 


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mercredi 24 septembre 2025

Des JT agités


Au cœur des années 80, Michael Lucas, créateur de la série, nous plonge dans le quotidien et les coulisses d’une chaîne d’info privée australienne, et dans la vie de la rédaction du JT le plus prestigieux de 18 heures, "News at Six", alors que des changements sociaux majeurs se profilent à l’horizon. 

Cette salle de rédaction surchauffée est devenue le lieu d’affrontement entre Helen Norville (Anna Torv, "Mindhunter", "The Last Of Us"), jeune et brillante présentatrice en pleine ascension, et Geoff Walters (Robert Taylor), un "vieux de la vieille", archétype de l’arrière-garde conservatrice, misogyne et autocratique, en place depuis trente ans. 

A la suite d’un événement inattendu, Helen Norville va faire alliance avec un jeune reporter ambitieux, Dale Jennings (Sam Reid, "Entretien avec un vampire"), et tous deux vont prendre les commandes du "News at Six". Leur aspiration commune: se démarquer en échappant à la routine instaurée par la hiérarchie, développer des sujets humainement plus ancrés, et bouleverser le fonctionnement de la rédaction. 

Devenu couple à l’écran comme à la ville, Helen et Dale vont devoir résister à toutes les épreuves. Elle est en proie à ses problèmes d’anxiété et de dépendance affective, lui se refuse à admettre sa bisexualité et aspire désespérément à se façonner une personnalité virile, conforme à sa profession. 

Dans sa volonté d’apporter un nouveau souffle à l’information télévisée et d’approcher différemment les pistes d’enquête, ce "couple en or" pose un regard frontal sur la société australienne: racisme, machisme, homophobie, misogynie, traitement des minorités. 

Chaque épisode s’inscrit au cœur des évènements d’ampleur des années 1986, 87 et 88, fil rouge du récit: comète de Halley, attentat contre le QG de la police de Melbourne, krach boursier, fusillade de Hoddle Street, bicentenaire de la colonisation anglaise, Sida, Tchernobyl, séparation de Lady Di… 

Michael Lucas explore l’évolution de l’information télévisée et dessine, en arrière-plan, la naissance de l’info spectacle, la starisation et la peopolisation de ses protagonistes. "Nous sommes, souligne-t-il, juste avant l’avènement d’internet. La notoriété et la confiance que l’on accordait aux présentateurs de JT étaient à leur apogée." 

"Profession: reporter" s’inscrit avec succès dans la veine des séries – telles que "The Hour", "The Newsroom", "The Morning Show" - qui ont eu pour but d’éclairer le fonctionnement des rédactions et la pratique du journalisme, les défis et les contradictions que le traitement de l’information implique.

Profession : reporter (The Newsreader)) – 2 saisons, 12 épisodes – Arte.TV - ****
 
Créée par Michael Lucas

Réalisée par Emma Freeman

Avec Anna Torv, Sam Reid, Robert Taylor, William McInnes, Philippa Northeast, Michelle Davidson

Alain Barnoud






mardi 23 septembre 2025

Road trip sanglant au pays des contes de fées


Mina Dragan, la nouvelle héroïne de Nicolas Beuglet – qui prend date après Sarah, ancienne des forces spéciales norvégiennes (Le Cri), et Grace, la deuxième, enquêtrice écossaise (Le passager sans visage, le dernier message) – est une jeune policière roumaine qui va avoir l’opportunité d’accéder au rang d’inspectrice, si l’enquête difficile qu’on lui propose aboutit. 



Il s’agit d’un meurtre, commis en Transylvania, dans le lointain château de Bran, qui fut jadis la propriété du comte Dracula. Nous sommes à Bucarest, aujourd’hui. Mais le ton est donné, c’est l’hiver, la neige tombe en rafales, le train s’arrête loin du château, et c’est dans un traineau tiré par un cheval qu’elle parvient enfin à destination. Le lecteur comprend vite que le vampirisme est un leurre, et Mina se trouve rapidement embarquée dans une course poursuite qui tient du jeu de piste, au pays des contes de fées. 


D’un château l’autre, c’est sur les traces de Blanche Neige qu’elle se retrouve, dans celui de Lohr précisément, en Allemagne, où aurait vécu celle qui servit de modèle aux frères Grimm, Maria Sophia Margaretha Catharina d’Erthal. Là-bas il y aurait même la mine des sept nains, des enfants utilisés comme mineurs en fait. 

On s’en doute, le livre n’est pas à mettre entre toutes les mains, et l’histoire de Blanche Neige telle que la raconte les frères Grimm, horrifique à souhait, n’a rien à voir avec l’image lissée qu’en donne le film de Walt Disney. 

De surprises en surprises, le lecteur découvre que le sujet de la lecture est l’enjeu principal du roman (son "thème secret" dit Beuglet en dédicace), et la lutte contre les réseaux sociaux, mortifères pour le livre, un des ressorts de l’intrigue. 

Petite touche de SF comme souvent chez Beuglet: un autre danger menace, cette technique de manipulation neurale qui permettrait d’utiliser la part de marché demeurée vierge encore, le territoire de nos rêves, pour y diffuser de la publicité. 

Beuglet réunit là tous les éléments d’un bon thriller. Le rythme en particulier qui s’emballe quand Mina pour son enquête arrive à Hong Kong, dont la vie trépidante est aux antipodes de ce qu’elle a vécu en Transylvanie. Quel dommage alors que de longs dialogues pseudo-théoriques entre l’enquêtrice et le criminel enfin retrouvé plombent l’action!

Transylvania – Nicolas Beuglet – XO Éditions – 350 pages – 21,90€ - *
François Rahier






lundi 22 septembre 2025

80 ans de Série noire

Interview de Stéfanie Delestré –  19 juin 2025 

Née en 1945, sous l'impulsion de Marcel Duhamel, la collection mythique de Gallimard doit son nom à Prévert et son succès à la qualité de ses auteurs. Le catalogue a permis aux Français de découvrir une Amérique souvent urbaine et des héros "durs-à-cuire" en lutte contre la corruption et le crime organisé. Menacée de disparition à la fin des années soixante-dix, elle est aujourd'hui dirigée pour la première fois par une femme: Stéfanie Delestré.


®F Mantovani GALLIMARD


LG: En 2017, vous êtes la première femme à la tête de la Série noire. Comment avez-vous vécu cette nomination et comment avez-vous assumé l'héritage très masculin de la collection?

Stéfanie Delestré: Ce n'est pas du tout un angle sous lequel j'ai abordé cette fonction. Je ne me suis pas posé la question de savoir si j'étais une femme parmi les hommes. En tout cas pas tout de suite. Mais en fait, ça ne fait pas vraiment de sens. Il y a eu cinq directeurs de collection, donc en fait, un nombre assez restreint, et j'avais simplement l'impression d'être la cinquième. Et oui, la première femme. Ma légitimité vient de ce que j'avais déjà réalisé. Avec Jean Bernard Pouy, j'avais dirigé "Le Poulpe". J'ai travaillé chez Albin Michel. Bien avant ça, j'avais fait "Shanghai Express" avec mon collègue Laurent Martin, une revue consacrée au polar. J'avais également écrit une thèse sur les origines du roman noir, indissociable d'une bonne connaissance de ces premiers auteurs qui sont presque tous à la Série noire. Je connaissais très bien le fond. J'avais aussi déjà rencontré une grande partie des auteurs français, que ça soit Jean-Bernard Pouy, Marc Villard, Elsa Marpeau ou Antoine Chainas. J'avais plutôt l'impression de me retrouver à un endroit où je connaissais tout le monde.


LG: Vous republiez les classiques dans une version révisée, et notamment la première femme publiée en 1950, Gertrude Walker. Craig Rice aussi qui publiait sous pseudonyme et Maria Fagyas qui ouvrait sur d'autres horizons géographiques et historiques, le Budapest de 1956.

SD: En fait il m'a fallu huit ans pour m'emparer de la cause des femmes à la Série noire. En tant qu'autrices, elles sont assez rares et beaucoup plus présentes en tant que traductrices. Oui, c'est vrai que ça a été le choix. J'avais une nouvelle possibilité avec cette collection de classiques qui était de mettre à l'honneur des romans de femmes. Et il y en aura deux autres en novembre. Un de Dolores Hitchens dont le titre de la première traduction s'appelait "Facteur triste facteur", et que j'ai rebaptisé "Factrice, triste factrice". Parce que c'est un roman raconté du point de vue d'une femme, et c'est la seule des cinq qui adopte ce point de vue. Le deuxième de Marty Holland s'appelait le Resquilleur. On lui a redonné le titre de la traduction originale, "L'ange déchu", un roman à la James Cain. Et j'ai demandé à Natacha Levet, qui est spécialiste du Roman noir français, et Benoît Tadié, spécialiste du roman américain, avec qui je travaille beaucoup, un petit livre sur les femmes de la Série noire. Un travail d'universitaire qui s'adresse à des non universitaires, sur les autrices de la période Duhamel, les traductrices et les agents.


LG: Petit paradoxe de la Série noire, Duhamel ambitionne de décrire le réel et commence avec Peter Cheyney et James Hadley Chase, deux Anglais qui racontent une Amérique dans laquelle ils n'ont jamais mis les pieds. On touche au cœur de ce qu'est la littérature: un mensonge acceptable et séducteur. Aujourd'hui, avec Marin Ledun et Caryl Férey, est-ce qu'on n'est pas aux antipodes de cette posture?

SD: Au risque de vous contredire, Caryl Férey dans "Grindadrap" invente un personnage de plongeur d'une vérité hallucinante alors qu'il a une angoisse existentielle de la mort en apnée. C'est sa hantise première. Comment est-il capable de nous écrire un roman dont le personnage principal est si loin de lui en étant si crédible? Je me suis arrêtée de respirer pendant les moments où le personnage est au fond de l'eau. Pour revenir à Chase, c'est une Amérique fantasmée. La Série noire, c'est aussi une littérature de divertissement. On se divertit et en même temps on tombe sur des bouquins qui éclairent la réalité du monde. Que ce soit l'histoire du gangstérisme américain ou la prohibition et la corruption. Après c'est vraiment un travail littéraire. Marin Ledun est le premier à le dire. Quand il fait "Leur âme au diable" sur le lobby du tabac, il incarne à travers des personnages une réalité qui est celle des lobbyistes et du libéralisme aujourd'hui. Il le dit très bien lui-même: "j'ai fait œuvre de littérature parce que j'ai inventé des personnages que j'ai mis en scène mais je n'ai pas fait la moindre enquête." Il a lu trois ou cinq bouquins documentaires et les enquêtes qui ont été faites par des journalistes mais son propos ensuite, c'est de trouver et d'inventer une intrigue et de mettre en scène des personnages.


LG: Restons dans le domaine français. On vient d'évoquer Marin Ledun et Caryl Férey. Va-t-on revoir DOA, Antoine Chainas ou Elsa Marpeau?

SD: Oui, bien sûr, le dernier roman paru d'Elsa Marpeau, il y a peut-être trois ans maintenant dans la Noire, s'appelle "L'âme du fusil". C'est un roman magnifique, une histoire d'un père et d'un fils qui est quand même assez loin d'un polar. C'est la raison pour laquelle il me semble plus judicieux de la publier dans la Noire. Elsa est scénariste et elle a moins de temps mais on s'est vu récemment et elle revient. Et DOA travaille depuis assez longtemps sur un roman qui sera publié en blanche. Il est susceptible de revenir en Série noire dès qu'il en aura fini avec ce projet-là. Et Antoine? Eh bien Antoine, il est censé me remettre un manuscrit bientôt. Grand retour aussi d'Ingrid Astier en octobre. On va retrouver son personnage de la brigade fluviale de "Quai des enfers" qui devient un tireur de haute précision.


LG: Côté étrangers, les Américains côtoient  désormais des écrivains venus d'ailleurs, comme Nesbo le Norvégien, Dolores Redondo, l'Espagnole ou encore le Sénégalais Macodou Attolodé. D'autres voix à venir? 

SD: Dolores Redondo, nous a été apportée par Marie-Pierre Gracedieu qui l'avait publiée d'abord chez Stock. Comme autre voix, il y a celle magnifique de Saïd Khatibi avec "La fin du Sahara". C'est un écrivain algérien qu'on a publié au mois de mars, et vraiment c'est formidable. On a une nouvelle voix espagnole en la personne de Marto Pariente qui a un univers western noir. Une voix vraiment intéressante un peu "tarantinesque" sur les bords. En fait je suis toujours à la recherche de nouvelles voix, féminines bien sûr. Et il y en aura aussi en janvier prochain.


LG: Coût du papier, lectorat en baisse, sur un plan strictement comptable, comment se porte la Série noire?

SD:  La Série noire est hyper visible, c'est incroyable en fait. Vraiment, je tourne beaucoup en librairie et je rencontre des gens qui me disent découvrir la collection via les classiques, et y compris avec les grandes figures dont on a parlé (et on n'a pas parlé de Déon Meyer, par exemple…), mais en fait, il y a des auteurs qui attirent beaucoup l'attention. Et ça, c'est vraiment super. La Série noire va vraiment bien. Si le secteur du polar est plus à la peine c'est parce que la mode est davantage à la "romance". Mais c'est vrai pour tout le monde, pas simplement pour la Série noire.


LG: Après les festivités de l'anniversaire, au-delà de 2025, quel projet vous portez pour la collection?

SD: Faire en sorte que la collection existe de façon solide, rester une référence, être toujours aussi fidèle à nos auteurs, redéployer notre activité du côté de la BD. Il y a eu des compagnonnages formidables pendant des années qu'on a un peu perdus. J'aimerais évidemment voir émerger plus de femmes, rééquilibrer si possible le catalogue. Et trouver des plumes qui soient à la fois sensibles au divertissement et à la curiosité des lecteurs pour le monde qui nous entoure, sans trop les raser. (rires) J'ai arrêté de boire de la bière de supermarché après avoir lu "Free Queens" de Marin Ledun. Bon voilà, chacun tire les leçons de ses lectures, s'il a envie ou pas de le faire.



Dans le catalogue
Avec plus de 3000 titres parus depuis le 1er septembre 1945 date de sortie du N°1, "La Môme vert-de-gris" de Peter Cheyney, on a l'embarras du choix pour extraire quelques pépites du catalogue sans susciter des débats d'experts…
Citons quand même "Le Grand sommeil" de Chandler et la première apparition de Philip Marlowe.
"Le Faucon maltais" de Dashiell Hammett, publié chez Gallimard une première fois en 1936 puis en Série noire en 1950 et dont une nouvelle traduction intégrale et révisée est disponible depuis 2009.
"Un linceul n'a pas de poche" d'Horace McCoy, l'auteur de "On n'achève bien les chevaux". Dans cette autre série noire, il  décrit le combat pour une presse libre.
Et ne pas oublier la découverte des trois autrices de la rentrée: Anna Pitoniak ("L'incident d'Helsinki"), Macha Séry ("Patriotic School"), Jennifer Trevelyan ("Une famille modèle") et les retrouvailles avec Ingrid Astier ("Ultima").


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mercredi 17 septembre 2025

Charlie d'Atlanta

 
Adapter Tom Wolfe n’est pas un exercice facile. Brian de Palma s’y était risqué avec "Le Bûcher des vanités" en 1991. David E.Kelley (vétéran de séries aussi diverses qu’"Ally Mc Beal", "The Practice", "Big Little Lies" ou "The Undoing")a pris le relais avec "Un homme, un vrai", et s’est vu contraint de pratiquer un équarrissage substantiel du roman (presque 800 pages!) sans pour autant renoncer à un dédale d’intrigues.
 
Au centre, dans la série peut-être plus que dans le roman, Charlie Crocker (Jeff Daniels), sexagénaire à la tête d’un empire immobilier à Atlanta. Il a insufflé une nouvelle énergie à la construction dans la capitale de la Géorgie – dont sa dernière réalisation prestigieuse (et ruineuse), le Croker Concourse – et se trouve aux abois avec une dette de 1,2 milliards de dollars.
 
Poursuivi par ses banquiers, et notamment par la PlannersBank – son chef du recouvrement, le bouledogue Harry Zale (Bill Camp) et l’obséquieux Raymond Peepgrass (Tom Pelphrey),responsable des prêts – ce "man in full", cet homme entier du titre, fier de ses racines modestes de "bouseux de Géorgie", va mener un combat acharné pour sa survie.
 
S’entremêlent péripéties et guerres politiques avec la réélection du Maire noir Wes Jordan (William Jackson Harper): violences policières racistes suivies d’abus de pouvoir judiciaire et d’emprisonnement (Conrad Hensley, Jon Michael Hill, mari de la secrétaire de Charlie Croker), tractations via l’avocat d’affaires Roger White (Aml Ameen), coups bas et manœuvres perfides des banques.
 
A nombre d’égards, la série prend un air de "Succession" (propos triviaux ou orduriers, ruses et machiavélisme). Charlie Croker lui-même apparaît comme une sorte de sosie d’un certain Donald Trump, en magnat de l’immobilier cruel, vulgaire, gonflé d’orgueil, et (re)-marié à une poupée blonde bien plus jeune que lui (Serena, Sarah Jones).
 
Afin de s’adapter aux exigences du format télévisuel, David E.Kelley a opté pour une mini-série de 6 épisodes, obstacle peut-être à la proposition de personnages plus étoffés. Un défi réussi toutefois, s’agissant du pavé de Tom Wolfe dont l'intrigue se déroule dans les années 90 sous la présidence de Bill Clinton, et qu'on a déplacée, pour la série, dans l’Amérique de 2024.
 
En fin de compte "A man in full" s’affirme comme une série percutante. On en préférera la fin, aussi géniale qu’obscène et grotesque, à celle décevante du roman.

Un homme, un vrai (A man in full) – 1 saison, 6 épisodes – Netflix - **** 

Créée par David E. Kelley

Avec Jeff Daniels, Tom Pelphrey, Aml Ameen, Diane Lane, Jon Michael Hill, Sarah Jones, William Jackson Harper, Bill Camp, Chanté Adams, Lucy Liu
Alain Barnoud






mardi 16 septembre 2025

Elle, qui est d’ailleurs


Le phénomène J. K. Rowling est-il en train de se répéter? Traduite dans 27 pays, vendue à plus d’un million d’exemplaires dans le monde, adaptée en bd par Corbeyran et bientôt en "anime" façon manga, cette saga qui est l’œuvre de deux autrices françaises vivant à Strasbourg a d’abord été publiée à compte d’auteur devant le refus successif de plusieurs maisons d’édition. Un véritable conte de fées éditorial! 


L’histoire de cette lycéenne qui découvre qu’elle vient d’un autre monde n’est pas que la version fille de "Harry Potter": dans ce dernier volume, le sentiment de l’exil, la perte liée à l’âge adulte font la différence. "Si nous n’avions pas espéré, nous n’aurions pas vécu. Je ne sais pas de quoi demain sera fait. Je sais seulement que la vie recèle bonheurs et malheurs, beautés et laideurs, bontés et infamies, et que tout cela s’équilibre grâce à l’espoir!" Et que de jolies trouvailles d’écriture, empruntant à l’alsacien, à l’espagnol ou au japonais!



Oksa Pollock/L’ultime espérance - Anne Plichota et Cendrine Wolf - XO éditions - 352 pages - 20,90 € (intégrale disponible en 7 volumes au format poche chez Pocket jeunesse)
François Rahier

lundi 15 septembre 2025

Chercheuse de poux


Quel bonheur de retrouver Fin Macleod, le héros que Peter May a mis en scène dans sa trilogie écossaise il y a plus d'une dizaine d'années. Si Fin abandonne Glasgow et rejoint les Hébrides c'est pour défendre l'honneur de son fils. 



On a retrouvé le corps d'une jeune militante de la cause environnementale sur la côte ouest de Lewis et c'est Fionnlagh le coupable présumé. Un fils que tout accable dans ce décor proche du "loch noir" qui fait rêver mais dont la beauté masque de plus en plus difficilement la catastrophe écologique provoquée par l'élevage du saumon. L'invasion des poux de mer n'épargne pas les saumons sauvages qui viennent frayer et les enjeux économiques sont parfois des pousse-au-crime. 


Loch noir - Peter May – Traduit de l'anglais (Écosse) par Ariane Bataille – Rouergue noir – 368 pages – 22,80€ - ***
Lionel Germain – Sud-Ouest-dimanche – 17 août 2025



mercredi 10 septembre 2025

La nuit où tout bascule


Nasir "Naz" Khan (Riz Ahmed), étudiant issu d’une famille pakistanaise modeste et sans histoires du Queens, emprunte un soir sans autorisation le taxi de son père pour se rendre à une fête à Manhattan où il se retrouve bientôt un peu perdu. Il est accosté par une très belle jeune femme de son âge, Andrea Cornish (Sofia Black-D’Elia), qui monte dans le taxi, lui propose de la drogue et lui demande de la conduire chez elle, dans une maison des beaux quartiers. 

Après une nuit d’alcool, de défonce et de sexe sauvage, il découvre Andrea baignant dans son sang, tuée de 22 coups de couteau. Paniqué, Naz prend la fuite mais est bientôt arrêté et confondu par la police comme unique suspect. Sans le moindre souvenir de ce qui s’est passé, après la découverte sur lui d’un large couteau, il est incarcéré à la prison de Rykers, un des pires établissements pénitentiaires de l’est américain. 

John Stone (John Turturro), avocat à la petite semaine, présent dans le commissariat lors de l’arrestation de Naz, va prendre le dossier en main. Le moteur de la série n’est pas tant la question de la culpabilité de Naz ou d’autre(s) – les scénaristes semant le doute et initiant quelques fausses pistes – que la personnalité des personnages clés. 

John Stone, bien sûr, à l’allure de sdf, en sandales à cause d'un eczéma des pieds, avocat miteux qui va être le seul à vraiment mener l’enquête. L’inspecteur Dennis Box également (Bill Camp), en préretraite mais en charge du dossier, dont l’enquête vise à apporter un nouvel éclairage sur les preuves existantes et sur le sens à leur donner. Un homme intraitable mais empathique, accrocheur et plein d’une force tranquille. 

Naz, le triste "héros" du drame, qui apparaît tout d’abord comme timide, sensible et réservé, puis interroge sur sa possible culpabilité et sur son côté sombre. Un côté sombre qui se dévoile lors de son passage en prison. 

La série, à plusieurs égards, sert à ses auteurs de terrain d’exploration du fonctionnement de la justice américaine et des conséquences de l’enquête plus importantes que le profil du meurtrier présumé lui-même – du multiculturalisme et du racisme anti-musulman, des clivages sociologiques et des différences de classe. 

Les certitudes des divers acteurs du drame vont se trouver bousculées, chacun en chemin découvrant ses remises en cause à assumer, ses limites, sa part d’humanité et son cynisme. Que ce soit en mal ou en bien, personne ne sortira indemne de cette tragédie. 

Les deux acteurs majeurs, John Turturro et Riz Ahmed, transcendent à eux seuls la série par leur palette de jeu, le premier en juriste défenseur solitaire, désabusé et faussement maladroit, le second en accusé vulnérable à la psychologie complexe et à la violence inquiétante. 

The Night Of – "la nuit de" ou "la nuit où" - est le remake de "Criminal Justice", série d’anthologie britannique. Une adaptation très réussie grâce à un exceptionnel tandem de scénaristes - Steven Zaillian ("La liste de Schindler", "Gangs of New-York", "American Gangster", "Millenium") et Richard Price ("The Wire") - qui brosse un portrait riche et contrasté d’une Amérique à bout de souffle.

The Night Of – 1 saison, 8 épisodes – Max-MyCanal - **** 
Créée par Steven Zaillian et Richard Price

Réalisée par Steven Zaillian

Avec John Turturro, Riz Ahmed, Bill Camp, Amara Karan, Sofia Black-D’Elia, Peyman Moaadi, Poorna Jagannathan, Jeannie Berlin
Alain Barnoud







mardi 9 septembre 2025

La SF espagnole, vous connaissez?


Il y a près de vingt ans, Sylvie Miller avait reçu le prix européen du Grand prix de l’Imaginaire pour l’ensemble de son travail en faveur de la SF espagnole en France. Elle avait entre autres publié chez Rivière Blanche une anthologie, Dimension Espagne, comprenant des œuvres de Juan Miguel Aguilera, Elia Barceló ou Rodolfo Martínez. Mais ce recueil ne proposait que des textes récents (1999-2003), pour beaucoup marqués cependant des couleurs dramatiques de l’Histoire. 

La table ronde tenue aux Utopiales de Nantes le 27 octobre 2000 (avec justement Sylvie Miller et Juan Miguel Aguilera) abordait bien le passé, mais d’une manière rapide et peut-être un peu injuste: "La SF espagnole, dans le passé, a cheminé sur deux voies un peu ingrates: d'une part le space opera de consommation rapide (les "pulps" de mauvaise qualité dont seuls les noms de Ángel Torres Quesada et Carlos Saiz Cidoncha méritent d'être cités) et d'autre part les interminables pastiches d'œuvres à l'américaine avec des protagonistes aux noms anglo-saxons et des intrigues totalement dépourvues d'originalité" (on peut lire le compte-rendu de cette table ronde en ligne.)




L’intérêt de la petite étude que vient de publier Francis Valéry dans le dernier numéro de son fanzine historique A&A est que l’analyse vient de l’intérieur (c’est la traduction d’un travail de Mariano Villareal, "Jacques Ferron y la segunda generación de escritores españoles de ciencia ficción" paru en Espagne et en ligne) et qu’elle met en évidence le rôle qu’y a joué un français, Jacques Ferron. 



Ignoré des publications spécialisées – il ne figure même pas dans les Petites histoires de la science-fiction française d’Alain Grousset récemment chroniquées dans ce blog, victime aussi de son homonymie avec l’écrivain québécois Jacques Ferron (1921-1985), ce Ferron là est un véritable pionnier.


Il avait fondé en 1959 le Cercle Littéraire d’Anticipation (dont la mémoire sera effacée par la création en 1965 d’un célèbre Club du Livre d’Anticipation!) et fait paraitre un grand nombre de revues amateures dans lesquelles il se livrait à un prosélytisme intensif au service de la SF des pays proches de la France, en particulier l’Espagne. 

Maîtrisant parfaitement la langue il publia le premier fanzine de SF espagnol, Astral, en 1963, et, sous son propre nom ou le pseudonyme anglo-saxon de H. H. Browning, une quinzaine de nouvelles en Espagne pendant les années soixante dans les revues Nueva Dimensión et Anticipación

Le principal moyen de communication du CLA fut le fanzine Le Jardin Sidéral publié par Jacques Ferron en France entre 1960 et 1967. Ferron y fit paraître les œuvres de nombreux auteurs espagnols qu’il traduisait lui-même. L’article de Mariano Villareal se conclut par un vibrant hommage à cette "figure cachée […] qui a malheureusement disparu sans laisser de traces au début des années 1970". Ses "publications soulignaient la relation privilégiée que notre pays entretenait avec son voisin du nord, poursuit l’article, à une époque où les auteurs français étaient considérés, avec les classiques gréco-latins, comme le summum de la littérature cultivée par une grande partie de l’intelligentsia espagnoles, où le français, et non l’anglais, était enseigné dans les écoles et où Paris était le centre culturel du monde". 

Francis Valéry, qui a traduit l’article, joint au dossier un florilège des nouvelles publiées "dans ces revues amateurs jaunies qui semblent aujourd’hui naïves, voire chimériques", où "une poignée d’écrivains espagnols ont laissé l’empreinte de leurs aspirations et d’un désir de liberté qui a dû attendre la Transition pour se concrétiser en Espagne". 

Ils avaient nom Carlos Buiza, Luis Molina Santaolalla, Francisco Lezcano Lezcano ou encore Manuel Pacheco…

La Science-Fiction Espagnole dans les années 1953-1969– Mariano Villareal – Présentation et traduction de Francis Valéry – A&A n° 180 – Août 2025 - 40 pages – 

Disponible par correspondance auprès de Francis Valéry, 1 route de Guimard 17360 La Clotte – email : terre.profonde@gmail.com – 

Vente au numéro 4,50€ + frais d’envoi (soit 7,38€) - Abonnement 22€ pour 3 numéros (chèque ou paypal)
François Rahier



lundi 8 septembre 2025

Ciel noir sur la Ville blanche


On l'appelle Kaplan, Gabrielle de son prénom, détective privée. Voilà une héroïne incroyablement moderne plongée au cœur des soubresauts du Protectorat français au Maroc. Après Casablanca et Marrakech, c'est à Tanger qu'elle a posé ses valises pour une mission officielle que lui a confiée le SDECE, service de renseignement (aujourd'hui DGSE). 


Dans cette ville fantasmée par les écrivains, elle est chargée d'infiltrer le grand banditisme. À la mode marseillaise, le port des années cinquante gangrené par la corruption vise à devenir une plaque tournante du trafic illicite. Mais dans les romans de Melvina Mestre, si le réel s'invite à travers une galerie de personnages inscrits au bottin de l'Histoire, c'est pour mieux embarquer le lecteur dans un tourbillon romanesque. Avec en épilogue un excellent rappel du contexte dans lequel s'organise la "French Connection".



Bons baisers de Tanger – Melvina Mestre – Points – 240 pages –  12,90€  - *** 
Lionel Germain 



mercredi 3 septembre 2025

Pète au casque


Elmer Jurado (Alvaro Rico, révélé dans la série pour ados "Élite"), jeune jardinier d’apparence banale, travaille dans la jardinerie familiale gérée par sa mère, China Jurado (Cecilia Suárez, "Promised Land", "Zorro"). Mexicaine exilée en Espagne, elle a installé son entreprise à la frontière du Portugal, avec pour ambition d’amasser assez d’argent pour racheter sa maison au Mexique. Elmer est un paysagiste talentueux qui explique que, si ses jardins sont si extraordinaires, "c’est à cause de l’engrais"

Un engrais très spécial à base de cadavres. Les corps sont ceux de "cibles", exécutées sans états d’âme: Elmer est en réalité un tueur à gages. 

Depuis un accident de voiture – à l’occasion duquel le cortex de son lobe frontal a été très sévèrement endommagé – il a perdu toute capacité de ressentir des émotions, culpabilité ou empathie. Sa mère en profite pour passer de juteux contrats et leur petite entreprise prospère même si Elmer, à l’instar d’un certain Dexter, n’élimine que des pourris ou des ordures. Le pécule pour le retour au Mexique s’épaissit, jusqu’au jour où le contrat à exécuter vise Violeta (Catalina Sopelana), belle et jeune institutrice dont il tombe amoureux. 

Violeta cache, semble-t-il, de sombres secrets et cette idylle naissante va occuper une place aussi prépondérante dans la série que le drame familial et la relation fils-mère. Cecilia Suárez est exceptionnelle en mère castratrice dans un duo toxique dont on ne sait plus qui manipule l’autre. Cette interrogation nous conduit à évaluer le degré de loyauté d’Elmer et les limites de celle-ci vis-à-vis de sa mère. 

Avec son côté "dark romance" où, bien vite, on se surprend à scruter chaque geste et chaque regard, la série nous fait habilement suivre l’évolution et la transformation du personnage principal. Les disparitions dont il est à l'origine, les investigations de deux policiers en fin de course ainsi que le sort réservé à Violeta se concluent par un cliffhanger, sans aucun doute prémonitoire d’une saison 2. Alors, à vos bêches et à vos sécateurs!

El Jardinero (Le Jardinier) 1 saison, 6 épisodes de 50 minutes – Netflix - ***

Créée par Miguel Sáez Carral

Avec Alvaro Rico, Cecilia Suárez, Catalina Sopelana, Francis Lorenzo, Iván Massagué
Alain Barnoud





mardi 2 septembre 2025

Zola visionnaire: au-delà du naturalisme


En 1898, fort du succès de son roman expérimental Les Rougon-Macquart ("Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire"), et encore en pleine affaire Dreyfus, Zola entreprenait son dernier cycle romanesque, "Les Quatre Évangiles" (Fécondité, Travail, Vérité, Justice), que sa mort accidentelle en 1902 interrompit avant la parution du dernier volume resté inachevé. 

Cette fresque naïve et généreuse flirtant avec l’utopie scientiste et la SF, relatait jusqu’au début du XXIème siècle la saga d’une famille selon son cœur, celle de Pierre Froment, prêtre défroqué dont le parcours initiatique, de Lourdes à Rome et puis Paris, avait fait l’objet d’une "préquelle", Les Trois Villes. Longtemps tenue pour illisible, cette œuvre fleuve parfois déconcertante fait l’objet aujourd’hui de plusieurs rééditions, chez Gallimard dans la Bibliothèque de la Pléiade et en Folio, et dans la collection des Classiques Garnier. 



Il n’est pas inintéressant de savoir qu’au même moment, après maint revers au théâtre, déçu aussi par l’adaptation dramatique de ses romans qu’il ne signa jamais, Zola se lançait à nouveau à l’assaut de la scène, en compagnie des musiciens cette fois, en écrivant des livrets d’opéra empreints de symbolisme voire de mysticisme (ne mit-il pas en scène Jésus ressuscitant Lazare?): il rêvait pour la France d’un renouveau lyrique inspiré de Wagner, et Debussy combla ses vœux (mais sur des textes de Mallarmé et non les siens)… 


Le messianisme visionnaire du dernier Zola qui se manifeste dans ces deux cycles méconnus, permet une mise en perspective salutaire: peinture totale de la vie immense et changeante, le naturalisme qu’on réduit trop souvent à un réalisme extrême, est aussi, peut-être, dans le lyrisme épique de ces deux cycles comme dans ces pages somptueuses qui font de Germinal ou de La Bête humaine de la poésie à l’état pur. Zola est à sa place, ici, entre Victor Hugo et les symbolistes.

Émile Zola, Les Trois Villes: Lourdes, Rome, Paris - Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard - 1936 pages - 79€ (volumes séparés en Folio, 10,50€ chaque)

Œuvres complètes: Les Quatre Évangiles, I : Fécondité - Classiques Garnier - 945 pages - 49€ 

Les Œuvres complètes d’Émile Zola sont par ailleurs toujours disponibles dans l’édition d’Henri Mitterand aux Éditions du Nouveau Monde; Les Quatre Évangiles sont publiés dans les tomes 19 et 20, 38,60€ chaque.
François Rahier 

lundi 1 septembre 2025

Naissance de la "French Connection"


À travers le regard de Théo, jeune étudiant associé à un journaliste d'investigation criminelle, Jacques de Saint Victor brosse le portrait d'une France d'après-guerre gangrénée par les mafias issues de la Résistance. La base arrière de tous les trafics est la ville qui a le plus inspiré les romanciers en quête d'exotisme et d'aventures. Tanger en 1953, est le point de rencontre des gangsters à l'abri d'un statut que l'indépendance du Maroc n'a pas encore libéré de son caractère international. 




Si le trafic de cigarettes américaines permet de croiser Lucky Luciano, les Français ne vont pas tarder à jouer les premiers rôles. L'enquête de Max, le journaliste inventé par l'auteur, démêle peu à peu les fils d'un incroyable système de corruption à l'origine de cette fameuse "French Connection" dont les Américains auront du mal à venir à bout. 




Jacques de Saint Victor a beaucoup écrit sur les mafias mais son roman explore des pistes, notamment sur les liens entre anciens de la Gestapo française et vieux briscards de la Résistance, dont les archives attestent du parfum encore explosif. Passionnant.

Les loups de Tanger - Jacques de Saint Victor – Calmann-Lévy – 456 pages – 21,90€ - **** 
Lionel Germain


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